Alcina ou la métaphore d’une guérison à l’Opéra National du Rhin
Les opéras rouvrent enfin et le public à Strasbourg, comme surpris, esquisse quelques applaudissements timides lorsque le Directeur Alain Perroux (qui présente pour Ôlyrix sa saison et son projet artistique à cette adresse) consacre dix minutes de présentation pour s’expliquer sur la situation sanitaire et sur le choix d’une version abrégée d’Alcina. Au 23 mai, hasard du calendrier, l’Opéra fête les 200 ans de son inauguration, ce qui rend cette représentation « spéciale » à plus d’un titre.
Après des applaudissements plus assumés, l’Orchestre Symphonique de Mulhouse sur scène (avec clavecins au centre), musiciens en noir et formant un classique demi-cercle, entonne une ouverture à l’italienne. Rapide, dynamique et brillante, celle-ci affirme avec force qu’à présent l’opéra seria reprend ses droits. Le décor, quant à lui, se limite à un fauteuil de style Louis XV, et à un éclairage de fond de scène bleu plus ou moins intense selon les scènes.
Le récitant Jean-François Martin, au microphone serre-tête, et acteur aux multiples casquettes, dresse tout au long de l’histoire la situation des personnages et varie sa position spatiale à chacun de ses passages.
La soprano Ana Durlovski, qui a déjà interprété le rôle de Morgana par le passé, assume cette fois-ci le rôle titre d’Alcina, virus de l’Amour Véritable qui, à s’y méprendre, agit tout comme la Reine-Sorcière dans Blanche-Neige et les sept Nains. Sa robe ample rouge vif est de la même chaleur que sa voix, sur fond d’un vibrato large laissant une place nette à la mélodie et aux voyelles du texte italien. Tantôt triste, tantôt amoureuse, tantôt en colère, elle saute avec agilité et justesse dramatique entre les différentes facettes d’un tempérament bipolaire. Si son personnage ne réussit pas à garder ses amants sur son sol, au moins la chanteuse, au timbre de soprano dramatique et rond, rend la salle captivée par son chant à la virtuosité redoutable. L’air « Ombre pallide, lo so m'udite » au décrochage contrôlé soudain du suraigu, ainsi que le silence stupéfiant à la fin de son dernier air, « Mi restano le lagrime », en témoignent.
La mezzo-soprano, Diana Haller, reprend le rôle de Ruggiero qu’elle a déjà interprété à l’Opéra de Stuttgart, Dresde et Cologne. Pour ses débuts à l’Opéra National du Rhin, elle fait découvrir au public une voix à l’articulation modèle, avec un timbre plutôt clair (presque de soprano lyrique) et un vibrato léger. Elle met son air « Verdi prati » à parité de volume avec l’orchestre, de façon à terminer sur un pianissimo plein de tensions.
Le rôle de Morgana est assuré par Elena Sancho Pereg, nouvelle venue également à l'Opéra du Rhin. Elle apparaît avec une longue robe orangée à tâches noires, qu’elle fait tournoyer candidement, ajoutant à l’opéra une dimension plus théâtralisée. La soprano tient les notes finales sans décliner, proprement, jouant d’une certaine prudence vocale pour ce rôle à la fois principal et secondaire (et sans doute pour son timbre de voix oscillant entre clarté et rondeur).
En contraste, le rôle de Bradamante, interprété par la mezzo-soprano Marina Viotti, convoque toute l’exubérance d’un espace scénique qui restait à conquérir, comme une guerrière, et à vivifier de la gestuelle signifiante dans son rôle. Les airs de Bradamante sont particulièrement ornementés et difficiles, surtout quand il est question de vengeance et que le personnage est fâché. Mais la performance de Marina Viotti est capable d’une vaillance de voix exemplaire : le public pardonnera même à son personnage d’avoir, de rage, fait basculer le fauteuil du décor.
Melisso est interprété par le baryton-basse Arnaud Richard. Facilité par un timbre de voix bien plus classique que wagnérien, il fait de son air « Pensa a chi geme », pourtant très virtuose, une simple promenade de santé. C’est aussi l’équilibre entre ses différents registres de voix qui fait sa force dans cet opéra, avec son soin de l’équilibre de volume par rapport à l’orchestre, ainsi qu'une diction très bien maîtrisée, mais sans excès (une sagesse à la fois du personnage de l’opéra et de l’artiste).
Passage succinct mais non pas inaperçu pour le rôle du jeune garçon Oberto, la soprano Clara Guillon continue ici son parcours. Le soin porté à l’interprétation technique, parfois difficile, et aux pièges de la mélodie ornementée, notamment certains passages de l’aigu et du suraigu, permet une incarnation crédible qu’elle pourra à l’avenir conjuguer avec un rôle plus favorable au travail théâtral.
Oronte, joué par Tristan Blanchet, ténor barbu et boulimique de toutes les époques musicales, fait son entrée en scène vêtu d’un costume noir au gilet à grande ouverture. D’impressionnantes capacités respiratoires lui assurent son propre espace musical. Par un jeu sans exubérances, par une technique vocale fluide, tant en terme de volume que d’équilibre des registres vocaux, et par un regard complice vers le public, Tristan Blanchet désinfecte l’audience de la lourdeur de l’amour déçu entre Oronte et Morgana.
La salle de l’Opéra National du Rhin à Strasbourg retrouve ses applaudissements. La version entière, non limitée par un couvre-feu à 21h, aurait certes favorisée une meilleure compréhension des rouages de l'ouvrage. Mais après 200 ans de spectacles, cette salle entend à nouveau son public, ce qui est essentiel et excuse les concessions, pour ce nouveau commencement, donc.