Le Viol de Lucrèce à l’aune d’une seconde distribution par l’Académie de l’Opéra de Paris
La première de cette production du Viol de Lucrèce s’était déroulée sans public devant un parterre de professionnels avec une première distribution (notre compte-rendu). Heureusement, les mesures de déconfinement ont permis depuis l’accueil du public, en nombre limité et distancié bien entendu. Le Théâtre des Bouffes-du-Nord avec ses blessures visibles et cette ambiance si particulière offre à l’ouvrage un écrin de choix. Cet opéra de chambre, le premier de Benjamin Britten après la spectaculaire réussite de Peter Grimes, s’avère profondément marqué par les horreurs de la Seconde Guerre Mondiale. Pacifiste engagé, Britten invite à réfléchir sur la violence des rapports humains, incluant ici le viol d’une épouse vertueuse par un chef de guerre et envahisseur. Jeanne Candel met en œuvre un dispositif scénique d’ensemble particulièrement efficace, mortifère, centré autour d’une importante voilure qui cache en première partie l’orchestre et se déploie au sol. Apparaît ensuite, dominant complètement l’action, un vaste métier à tisser qui, telle la tapisserie de Pénélope, propose un voile qui ne cesse de se faire et de se défaire selon les circonstances. Les régions mentales, par l’application de ce procédé, se succèdent et s’infléchissent avec beaucoup d’acuité.
Créé au Festival de Glyndebourne en 1946, Le Viol de Lucrèce fut alors diversement apprécié, notamment pour sa fin placée sous le signe du pardon et de la rédemption chrétienne. Pour donner corps à cet ouvrage profondément dramatique et de forme sévère, le compositeur fit appel à des chanteurs de caractère : le ténor et compagnon de vie, Peter Pears (le chœur masculin à lui seul), le baryton Otakar Kraus, futur créateur de Nick Shadow dans The Rake's Progress de Stravinsky en 1951 (Tarquin), la soprano Joan Cross interprète majeure des opéras de Benjamin Britten (le chœur féminin) et la toute jeune contralto Kathleen Ferrier qui effectuait avec le rôle de Lucrèce ses débuts à la scène, le tout avec Ernest Ansermet pour diriger l’orchestre. Opéra de chambre certes, mais d’une exigence vocale et scénique qui le hisse au même niveau que les autres ouvrages de Britten : une parfaite maîtrise du souffle est ici requise, le compositeur exigeant des tenues de notes assez longues chez tous les solistes. Ces derniers ne peuvent guère se reposer sur leurs lauriers et ceux de l’Académie, pour cette seconde distribution, expriment le meilleur d’eux-mêmes.
Le ténor coréen Kiup Lee vibre ainsi de tout son être en Chœur Masculin. Sa voix de ténor lyrique à l’aigu rayonnant -presque spinto (appuyé) à certains moments-, et au phrasé incisif, se déploie sans effort apparent. Seul le bas de la voix manque encore de consistance, le rôle ayant été écrit pour un ténor plus dramatique. En Chœur Féminin, la colorature australienne Alexandra Flood déploie une voix de soprano aisée et très timbrée, parfaitement homogène sur toute la tessiture. Elle porte un deuil permanent et campe un personnage sombre certes, mais attachant.
Au rôle ô combien difficile de Lucrèce, la mezzo-soprano Ramya Roy offre la profondeur de ses moyens vocaux, un engagement réel sans pour autant pleinement bouleverser sur la totalité de sa prestation. Le rôle requiert des moyens dramatiques encore plus affirmés.
La sensibilité est davantage à rechercher du côté de Cornelia Oncioiu dans le rôle de la gouvernante de Lucrèce, Bianca. La chanteuse roumaine possède une voix de mezzo-soprano rare, large et surtout timbrée sur son ensemble. La servante Lucia est incarnée avec virtuosité et une fraîcheur remarquable par la soprano russe Kseniia Proshina (ces deux artistes assurent dans leur rôle respectif l’ensemble des représentations).
Du côté des interprètes masculins, Timothée Varon possède toutes les ressources vocales et scéniques requises pour incarner le terrible et puissant Tarquin. Il en dresse un portrait inquiétant et sauvage que sa voix de baryton large et puissante vient totalement emplir et transcender.
Moins affirmé peut-être, Niall Anderson confère au personnage de Collatinus, époux de Lucrèce, une dimension tragique mais aussi profondément humaine au deuxième acte. Sa voix de basse est belle, suffisamment projetée et d’une pâte de qualité.
Dans le rôle de Junius, l’homme meurtri par les tromperies de son épouse, le jeune chanteur ukrainien Danylo Matviienko bouleverse de bout en bout. Sa voix de baryton apparaît remarquablement conduite, d’une franchise et d’une largeur impressionnantes, parée de vives et sombres couleurs à la fois. Il témoigne ici être fin prêt pour aborder des rôles de plus grande importance (il intégrera d’ailleurs la troupe de l’Opéra de Francfort pour la saison 2021/2022, en attendant que l’Opéra de Paris ait éventuellement la sienne).
Le grand professionnel et pianiste Jeff Cohen, en sus de la Cheffe de chant Olga Dubynska qui est attachée à l’Académie depuis 2019, ont activement participé aux études musicales préalables. La direction musicale assurée par Léo Warynski allie avec ferveur et précision le côté quelquefois martial de la musique de Britten -la chevauchée effrénée de Tarquin ou son éveil des sens souligné par les percussions juste avant la scène du viol de Lucrèce- à la délicatesse exprimée par ailleurs, à l’exemple des voix féminines se mêlant et s’entremêlant dans l’attente du retour espérée de Collatinus. Il exhale toute la richesse de cette musique toujours prégnante dans un dialogue permanent et contrasté.
L’accueil enthousiaste du public souligne justement la multitude des talents réunis pour ce Viol de Lucrèce, qu’ils soient encore un peu en herbe ou déjà plus aguerris.