Philippe Jaroussky devient maestro à l'Opéra de Montpellier
Il Primo pour Il Primo
Le premier opus que dirige Philippe Jaroussky dans sa nouvelle carrière de chef d'orchestre est l'oratorio d'Alessandro Scarlatti intitulé Il Primo Omicidio (opéra sacré sur "Le Premier Homicide" Biblique : celui d'Abel par Caïn). Cet événement (initialement prévu à l'Opéra de Versailles où il a été reporté) marque une grande première mémorable (la première occasion également pour le public de retrouver l'Opéra Berlioz quelques jours après le déconfinement lyrique à l'Opéra Comédie par Werther de Massenet). Le désormais maestro Jaroussky passe ainsi de l'autre côté de la direction (mais même s'il ne chante pas ce soir, il continuera bien entendu de se produire comme contre-ténor, en parallèle de ses activités de pédagogue et de chef). Et si Philippe Jaroussky a certes dirigé à Salzbourg la veille à 11h du matin les mêmes interprètes dans cette œuvre, Montpellier n'en conserve pas moins la primeur d'une telle première grande soirée en France (d'autant que Philippe Jaroussky avait pu déjà affûter sa direction dès les 5 et 6 mars derniers pour une captation à huis clos à l'Opéra Comédie de Montpellier de cette même œuvre, avec les mêmes artistes hormis Sandrine Piau alors en Ève et Christophe Dumaux en Caïn).
La direction du chef d'orchestre Philippe Jaroussky focalise donc toute l'attention, mais immédiatement assurée, elle se dévoue à la musique et aux musiciens. Le maestro quoique débutant, offre un réjouissant spectacle, technique et artistique. Philippe Jaroussky a visiblement travaillé sa gestique, claire et tonique, remplissant son office fondamental en donnant tous les départs et intentions par des gestes francs et clairs. Mais il va plus loin encore et déjà, assouplissant avec aisance les phrasés de ses mains tombant en feuilles d'automne pour le decrescendo de fin de séquence, amplifiant encore la souplesse des gestes, levant la pointe du pied gauche, arquant l'autre genou dans un enchaînement souple (mais qui peut aussi immédiatement se redresser en accents toniques). Surtout, Philippe Jaroussky dirige de tout le corps, jusqu'au bout des lèvres : s'appuyant sur sa connaissance et son métier pour son nouvel emploi, il chante les paroles (sans produire de son bien entendu), guidant ainsi les solistes vocaux, mais il chante ainsi sans bruit également à destination de l'orchestre, conduisant les phrasés des instrumentistes (qui continuent de "chanter" même sans les chanteurs, par leurs instruments).
Le passage du chant à la direction s'opère donc avec le naturel de son phrasé et l'énergie de son investissement volontaire, grâce aussi au choix sagace de ses interprètes. Le chef vient en effet comme naturellement diriger ses musiciens de l'Ensemble Artaserse (qu'il a fondé en 2002) et pour assurer ses débuts, Philippe Jaroussky a aussi l'avantage, fort stratégiquement choisi, de s'adjoindre les services en premier violon de Thibault Noally. Celui-ci est en effet un violoniste chef dans son propre ensemble (Les accents, qu'il dirigeait d'ailleurs juste avant ce Primo Omicidio, à la Salle Gaveau pour le récital de Bruno De Sá qui incarne ici Abel). Thibault Noally lance de son violon la musique au début de l'œuvre comme il la relance à chacune de ses cadences : par un rythme rapide et très égal, relayant la pulsation du chef avec limpidité, mais rendant moins les accents de cette musique. Les musiciens les expriment pourtant, démontrant leur compréhension et travail de la partition, suivant pleinement la direction de Philippe Jaroussky, avec de puissants accents et effets de timbre, mais un continuo épais débordant de la justesse et ne s'accordant pas sur le rythme (réintégrant toutefois l'ensemble en tutti, suivant la précision et les élans en échos des violons). L'Ensemble Artaserse et Philippe Jaroussky inaugurent ainsi en beauté contrastée leur résidence en cette maison lyrique montpelliéraine pour trois saisons (succédant à une autre fameuse voix de cheffe : Nathalie Stutzmann).
Les débuts de Philippe Jaroussky sont marqués par l'intensité et la clarté de sa direction, suivie par l'orchestre ainsi que les solistes, confirmant le choix judicieux de cette distribution (dont la moitié des interprètes sont contre-ténors) et de cette œuvre faite d'unions puissantes et de contrastes. Cet oratorio unit et confronte en effet les six personnages en trois paires opposées (Adam et Ève, Abel et Caïn, Dieu et Lucifer).
Dans le rôle d'Adam, Kresimir Spicer entrecoupe sa ligne, d'une voix haletante dans l'émotion mais aussi dans l'émission. Le chant ne ressort que par intermittence et dans une grande hétérogénéité vocale, qui échappe à la justesse dans les passages rapides et disparaît dans les graves. Le ténor rend toutefois ainsi l'affliction de l'homme, qu'il déploie aussi dans ses aigus conclusifs, davantage mesurés.
À l'inverse, si la soprano Inga Kalna déploie en Ève des sommets expressifs, c'est par l'aboutissement de toute la voix pleinement nourrie, en souffle et matière lyrique, dans la continuité d'un phrasé aussi cohérent que tout son ambitus. Toutes les nuances sont audibles et expressives, grâce à la rondeur de l'émission et à la sûreté du soutien : la voix sonne ainsi d'une ampleur naturelle pour croître en volume et matière, et continue de sonner avec intensité même dans le pianissimo, d'autant plus que le public fasciné l'écoute dans un silence absolu, religieux.
Abel et Caïn forment eux aussi une opposition de style saisissante mais dans un dialogue : illustrant pleinement le destin déchirant de ces deux frères séparés par le crime originel. Les deux solistes sont aussi frères de tessiture contre-ténor, mais (rappelant la riche diversité de cette tradition et technique du chanteur aigu), infiniment éloignés dans leur interprétation et couleur vocale (comme d'ailleurs dans leurs couleurs de tenues de concerts : Abel dont la veste est du bleu de la robe d'Ève, face à la chemise rouge sang sous un costume noir profond de l'infernal Caïn, rappelant ainsi combien un oratorio et une version de concert travaillées sont aussi dramaturgiques.
Vocalement l'opposition et la correspondance avec les personnages est encore plus flagrante. Il paraît impossible à un auditeur qui fermerait les yeux de savoir si la voix de Bruno De Sá est celle d'une femme ou d'un enfant (ou donc du personnage d'un ange en l'occurrence, à fortiori lorsqu'il revient à la toute fin de l'œuvre chanter l'âme d'Abel assassiné, dissimulé aux yeux du public derrière l'orgue). Le public pousse des soupirs d'étonnement dès la première note et d'admiration dès la première phrase de ce sopraniste (homme chantant à la tessiture de soprano) car le timbre si particulier de la voix n'a pas que le charme de l'étrangeté mais elle est soutenue par la maîtrise d'une technique savante. L'interprète offre notamment une démonstration de couleurs vocales nourries par une matière malléable et un souffle très long. Il émeut ainsi aux larmes dans le long phrasé de son grand air final (avant de mourir) sur un filin vocal déployé vers un grand crescendo puis decrescendo avec une attaque ultime marquée, le tout en un même souffle. Bruno De Sá ravit ainsi le public et lui présente de surcroît le visage radieux et réjoui de son personnage Abel, levant les yeux au ciel.
Caïn avance à l'inverse parfois cahin-caha, dans la peau de Filippo Mineccia le menton bas, sous un regard sombre et serrant même les dents à la fin de ses phrases terribles. Le criminel originel doit et sait aussi se faire charmeur, pour tromper Abel d'un médium de velours, toujours appuyé sur une ossature vocale de fer (rappelant constamment l'arme qu'il cache et prépare). La prestation vocale annonce ainsi toujours et ensemble le crime et le regret à venir, la tristesse exprimée par un médium un peu voilé, déchiré d'accents sonores.
Lucifer compose lui aussi un grand contraste, à lui seul et avec son personnage correspondant-antagoniste (Dieu). Yannis François entre dans la peau du démon avec son mélange de menaces et de séduction, mélange traduit vocalement par la confrontation du marqué et du lié. Capable d'accentuer les syllabes jusqu'à siffler comme le serpent du péché, il épouse aussi bien les notes en une longue ligne de souffle continue, souple mais juste. Il manque toutefois encore de volume et de chaleur dans le grave pour déployer la voix et le caractère (quoique le médium soit placé et tenu).
Paul-Antoine Bénos-Djian balaye son ambitus, du grave un peu engorgé à l'aigu un peu détimbré mais offrant ainsi un Dieu mesuré, sur le juste milieu de son ambitus, dans une nuance moyenne et un phrasé homogène. D'autant qu'il le nourrit pour son air final dans la richesse du timbre, avec sa lumière charpentée.
Philippe Jaroussky, acclamé pour sa renommée en tant que chanteur lors de son entrée sur scène, en ressort ovationné debout pour ses débuts de chef d'orchestre.