La Nuit des Rois ou la musique libérée à La Seine Musicale
Jour exceptionnel que ce 19 mai 2021 avec la liberté retrouvée des salles de spectacle, rouvrant au public après un arrêt de près de sept mois pour cause de crise sanitaire. Durant cette longue interruption, de nombreux artistes ont poursuivi leurs activités avec des répétitions, des captations et des enregistrements. Cependant, comme l’affirme Laurence Equilbey avant le concert, tout le travail de la musique tend vers un unique but, le concert et la rencontre avec le public.
Demain, Première de notre création scénique #LaNuitdesRois autour des ultimes ballades de Robert Schumann, à @LaSeineMusicale avec Antonin Baudry, Laurence @Equilbey et @accentus ! pic.twitter.com/LxoX9Sm86h
— Insula Orchestra (@InsulaOrchestra) 18 mai 2021
La reprise tant attendue est accompagnée d’un protocole sanitaire strict (jauge maximale de 35%, public masqué et réparti dans toute la salle). Les consignes de sécurité sont appliquées scrupuleusement si bien que plusieurs cas contacts parmi les solistes issus du Département Supérieur pour Jeunes Chanteurs au CRR de Paris les obligent à annuler leur participation, entrainant la suppression d’une pièce du programme (Requiem pour Mignon). En remplacement, deux pièces orchestrales de Beethoven, Trauermarsch (marche funèbre) et Geistlicher Marsch (Marche spirituelle) offrent une transition opportune entre les deux grandes ballades pour solistes, chœur et orchestre de Schumann : Vom Pagen und der Königstochter (Le page et la fille du roi) et Des Sängers Fluch (La malédiction du chanteur). Ces pièces peu connues du maître allemand, apparaissent comme de grandes fresques musicales, sortes de mini-opéras de forme libre, offrant une musique expressive et contrastée. Les poètes choisis (Emanuel Geibel et Ludwig Uhland) sont connus pour leur engagement en faveur de la justice et de la liberté.
Toutes les œuvres sont savamment enchainées grâce à la mise en scène d’Antonin Baudry et au dispositif vidéo d’Anatole Levilain-Clément créant ce spectacle total intitulé « La Nuit des Rois ». Il y est question de roi et de reine, d’amour impossible, de meurtre et de malédiction dans un moyen-âge romanesque invitant le spectateur dans un univers de conte.
Antonin Baudry (auteur de la Bande dessinée Quai d’Orsay) signe sa première mise en scène et crée un univers légendaire mêlant réalité et onirisme. Les personnages chanteurs évoluent dans plusieurs dimensions, sur le devant de la scène ou bien derrière un tulle sur lequel sont projetées des images vidéos. Ces images s’adaptent parfaitement à la féerie du récit et se regardent comme les illustrations d’un album pour enfants (silhouettes, dessins stylisés, ombres chinoises). Omniprésente, la vidéo s’intègre à merveille au spectacle en suivant la dramaturgie et en épousant les mouvements vibratoires et miroitants de la musique.
La musique est défendue magistralement par des interprètes de haut rang. Le ténor Ric Furman incarne le page et le jeune homme avec une solide vocalité et une interprétation très contrastée. Il est aussi à l’aise dans la vaillance (quand il déclare son amour à la fille du roi) que dans la simplicité d’une chanson provençale ou encore dans les sons piano de l’effroi face à la mort. Il peine parfois à synchroniser son chant avec l’orchestre, cependant sa prestation demeure éblouissante.
Anna Lucia Richter est la narratrice des deux ballades. Elle délivre le récit d’une voix richement timbrée et ronde à la projection sans faille. Elle suggère le drame par l’ampleur de sa voix et la désolation par la rondeur de son timbre. Le baryton Alexandre Duhamel (Triton, le harpiste) impressionne immédiatement et à chacune de ses interventions par la puissance de son chant, puissance poussée au maximum au moment de la malédiction. Sa voix est large et le timbre riche sur toute la tessiture émettant des sons graves sonores.
Rafal Pawnuk possède une voix de basse richement timbrée, idéale pour incarner la colère royale. Sa grandeur est également dotée d’une articulation précise. Sa reine, Marie-Adeline Henry (soprano), est son pendant spectaculaire en termes de puissance, richesse du timbre et phrasé majestueux.
La ligne claire de soprano d'Adèle Clermont suggère la jeunesse de son personnage (Princesse). Sa voix placée très en avant, favorisant les harmoniques aigus, est précise et juste mais peut cependant manquer de volume face à l’orchestration de Schumann. Ellen Giacone en la Nymphe et Sébastien Brohier en ménestrel ne dépareillent pas et ajustent leur chant à l’excellent niveau des autres protagonistes.
Aux voix des solistes viennent s’ajouter les voix du chœur de chambre accentus, remarquable de précision, de justesse et d’homogénéité. Parfaitement intégrés à la scénographie, les chanteurs interviennent soit sur scène soit sur les cotés, offrant des images fortes (comme ce défilé sur la marche funèbre les faisant passer un à un derrière le tulle, de l’autre coté du réel). Une image de paix et de fraternité émane de la ronde finale des choristes qui encerclent l’orchestre et ouvrent leurs bras jusqu’à se toucher.
Instigatrice du projet, Laurence Equilbey fait part de sa joie d’accueillir de nouveau du public à La Seine Musicale, résidence de son orchestre Insula Orchestra. Sous sa baguette, l’ensemble sonne précis et clair. Elle favorise l’incisif (seyant pour les chevauchées) et une belle palette de nuances. Les vents sont mis à l’honneur dans la Marche spirituelle de Beethoven. Les cordes, bien que n’évitant pas une certaine acidité du son lorsque l’ensemble n’est pas parfaitement synchronisé, proposent une Marche spirituelle d’une grande douceur.
Le spectacle est placé sous le signe de la liberté : liberté d’aimer au-delà des différences sociales dans Le page et la fille du roi ou le désir de liberté des peuples dans La malédiction du chanteur. À ce jour cette liberté résonne particulièrement et permet d'oublier la malédiction du harpiste : « Celui qui tue la musique sera placé dans une nuit éternelle ! » pour lui préférer l’hymne du chœur : « Chantons,…, un chant pour la liberté d’une époque plus belle ! »