Ariane et Barbe-Bleue ou le triomphe de la lumière à l'Opéra de Lyon
Cette production d’Ariane et Barbe-Bleue de Paul Dukas frappe un grand coup. Alex Ollé avec le collectif La Fura dels Baus offre une vision tragiquement forte et contemporaine de l’ouvrage, sans jamais la trahir ni la déformer. Ariane apparaît ici comme le type même de la femme libre et moderne, certaine de ses choix, de ses orientations de vie, apte à se soustraire à la pseudo supériorité des hommes. Les premières images du spectacle peuvent paraitre trompeuses. Elles montrent en vidéo les deux jeunes mariés gagnant en voiture par des routes de campagne le château de Barbe-Bleue. L’entente semble totale, la complicité amoureuse patente. Un œuf vient s’écraser sur le pare-brise arrière de la voiture, tandis que les chants menaçants des paysans se font entendre. Dès son arrivée, Ariane se lance sans attendre dans la mission qu’elle s’est secrètement fixée : vérifier si les épouses précédentes sont bien retenues prisonnières et les délivrer. Après l’ouverture des six premières portes qui révèlent joyaux et richesses jusqu’au ruissèlement des diamants -mais aussi dans l’approche d’Alex Ollé comme en filigrane les cinq épouses retenues-, c’est la septième porte, celle non autorisée, qui livre le chant plaintif et bouleversant des prisonnières, la chanson des « filles d’Orlamonde » qui reviendra à de multiples reprises au sein de la partition.
Ariane appuyée par la nourrice n’aura de cesse ensuite de convaincre les jeunes femmes de fuir, mais en vain. Face un Barbe-Bleue blessé mais toujours puissant et aussi phallocrate, ces dernières renonceront à la liberté et choisiront de rester en captivité auprès de l’homme qui les oppresse. La grande scène de l’ouverture des portes offre une vision labyrinthique de l’action au milieu des voiles tendues et des accroches de couleurs. Puis le tout se soulève dans les cintres pour faire apparaître la majestueuse salle des banquets emplie des invités de Barbe-Bleue. Cette même salle désordonnée servira de plaque tournante au deuxième acte, avec une multitude de femmes -d’autres conquêtes du Maitre des lieux ?-, à la limite pour certaines de l’hystérie et se déhanchant sans plaisir sur les tables.
Pour atteindre la lumière salvatrice, Ariane fera dresser comme une pyramide de chaises et de tables qu’elle gravira pour la toucher, emportant l’assistance dans une sorte de mouvement frénétique où les femmes présentes rejettent leurs entraves et leurs bijoux. La vision est tout simplement superbe et d’une vive acuité.
De même, au troisième acte après qu’Ariane se soit débarrassée avec force de son anneau nuptial, transgression suprême pour les autres épouses, et contrairement aux approches habituelles, Alex Ollé livre en direct le combat mémorable des paysans et de Barbe-Bleue, ensuite dûment enchaîné. Cette scène est réglée avec une maîtrise remarquable et un sens du mouvement qui transporte. Au plan strictement scénique, le spectacle apparaît pleinement abouti. Il convient d’ y associer de plein droit les éminents collaborateurs du metteur en scène : Alfons Flores pour les décors, Josep Abril Janer pour les costumes et Urs Schönebaum pour la qualité extrême des lumières directes et indirectes.
Dans le rôle-titre d’Ariane, la mezzo-soprano suédoise Katarina Karnéus ne manque pas d’atouts et son incarnation s’impose. Le rôle vocalement très lourd et complexe la montre à son meilleur au premier acte et au troisième. L’aigu pourtant ne possède pas l’arrogance requise, la plénitude attendue et la ligne de chant qui ne doit dans ce rôle jamais fléchir s’affaiblit sur la durée. Au deuxième acte, l’orchestre la couvre beaucoup. Le Barbe-Bleue de Tomislav Lavoie, pour les quelques mesures que Dukas lui a concédé, s’affirme en premier lieu par son indéniable présence physique.
Anaïk Morel, notamment au premier acte, offre un portrait abouti de la nourrice avec beaucoup d’éclat vocal qui par instant éclipse même celui de Katarina Karnéus. La largeur de cette belle voix affirmée de mezzo-soprano, le chatoiement des couleurs, ce grave quelquefois un rien trop appuyé, réservent de beaux moments de chant. Ces mêmes qualités, nonobstant une articulation un peu plus confuse, s’appliquent sans réserve à Adèle Charvet qui incarne Selysette à laquelle Dukas a réservé les plus longues interventions musicales dévolues aux cinq épouses. Hélène Carpentier possède toute la fraîcheur et la musicalité requises pour le rôle vocalement trop bref de Mélisande, tandis que Margot Genet et Amandine Ammirati, respectivement Ygraine et Bellangère, complètent avec aisance et esprit le plateau. Fidèle complice d’Alex Ollé qui lui confie les parties les plus physiques, la comédienne Caroline Michel bouleverse dans le rôle muet de la cinquième épouse, la pauvre Alladine, la dernière venue.
Les rôles des paysans au troisième acte sont tenus avec beaucoup de probité par des artistes du Chœur de l’Opéra de Lyon. Il convient de saluer l’implication tant vocale que physique de tous les membres du chœur, Alex Ollé leur réservant des déplacements et mouvements particulièrement complexes.
A la tête de l’Orchestre de l’Opéra national de Lyon, Lothar Koenigs s’empare avec vigueur de la partition de Paul Dukas, dans toute sa densité et sa richesse, mais aussi en accentuant grandement les parties forte au détriment des moments de luminosité voire d'une certaine poésie, en couvrant à plusieurs reprises les interventions des solistes. Une salle emplie de spectateurs aurait très certainement déterminé un autre équilibre musical d’ensemble.
Diffusé en direct le jeudi 24 mars 2021, il est possible de retrouver ce spectacle en replay sur medici.tv, puis sur Arte et Mezzo cet été, mais aussi en concert pour une diffusion sur France Musique courant avril. Produite avec le Teatro Real de Madrid, cette production d’Ariane et Barbe-Bleue demeurera dans les mémoires comme une grande réussite de l’Opéra national de Lyon, dont le festival se poursuit (programme complet).
Le Château de Barbe-Bleue de Béla Bartok sera notamment diffusé en direct vendredi 26 mars depuis le site de l’Opéra de Lyon, puis visible gratuitement en replay (compte-rendu à suivre sur nos pages).