Siegfried au Teatro Real : épopée dystopique menée à terme en pleine pandémie
Le Teatro Real à Madrid continue ses activités avec du public et présente une nouvelle série de représentations à succès en cette saison d’opéra 2020-2021, marquée par la pandémie de Covid-19. Siegfried, troisième partie du cycle wagnérien L’Anneau du Nibelung, comble visiblement les attentes d’un public avide de productions intenses.
Cette production mise en scène par Robert Carsen, scénographiée et costumée par Patrick Kinmonth, plonge le public dans un monde dystopique où abondent des engins industriels abandonnés, des souches d’arbres dévastées ainsi que des steppes stériles et rougeâtres parsemées de débris. Le nain Mime a élevé Siegfried dans une roulotte, apparemment placée dans un avenir affecté par les catastrophes naturelles, peut-être aux environs de Detroit. Cette atmosphère, qui porte un message d’alerte, révèle dans la conversation de Siegfried avec l’oiseau un appel écologiste. Le grand dragon Fafner devient une pelle mécanique géante, symbole de la destruction de l’environnement par les humains. Le rôle du Siegfried conçu par Wagner est ainsi clair : un surhomme nietzschéen qui, comme Zarathoustra (et avant lui), rejette la morale judéo-chrétienne (représentée ici par Mime) et choisit d’imposer sa volonté même contre les dieux, toujours en harmonie avec la Nature.
Pendant toute la représentation, Carsen et Kinmonth présentent une scène esthétiquement construite et qui bouge à peine, sauf pour quelques effets spectaculaires, notamment l’apparition de la pelleteuse. Le choix d’une scène statique, avec un décor pour chaque acte (sauf pour le troisième, qui a deux parties), semble toutefois sage. La musique de Wagner est suffisante pour remplir la scène par elle-même sans besoins d’artifices superflus. La lumière (de Manfred Voss) devient alors le principal élément dynamique. Elle est particulièrement marquante au deuxième acte, pendant lequel la lumière configure tout le contexte de la scène, signalant l’arrivé du jour et marquant d’une façon effrayante la présence de Fafner dans la caverne.
Andreas Schager incarne un Siegfried à la voix ronde et nette, avec des montées très puissantes qui remplissent l’espace. Son chant clair et brillant est propre au surhomme wagnérien. En tenue verte de camouflage, l'interprète parvient à donner à son personnage un ton d’arrogance joyeuse et enfantine, sans rancune ni envie, qui mène d'emblée à sympathiser avec le jeune Siegfried. Ses notes sont rondes mais recueillies, surtout les aigus délicats, qu’il lance contenus et avec un degré juste d’expression.
Son mentor, le nain Mime, est joué par Andreas Conrad au chant mélodieux, diaphane et infléchi, avec des syllabes très marquées et un allemand très clair. Sa voix s’adapte d’une façon très professionnelle à son personnage, passant du ton aigri au début à une représentation du trac et de l’anxiété ressentie par le Nibelung lorsqu'il découvre que ses perfides propos vont être dévoilés. Il exécute nonobstant d’une façon très amusante les scènes comiques –dans les limites de la notion de comique chez le Wagner tardif– avec des canards vocaux contrôlés qui représentent sa nervosité, rappelant les personnages saugrenus des œuvres de Kurt Weill.
Pour sa part, Tomasz Konieczny incarne le Voyageur Wotan déguisé, s’imposant sur la scène avec beaucoup de présence et des graves bien placés, quoiqu'un peu plats. Son chant est solide, avec de l’amplitude mais en même temps contenu et loin de la stridence. Au niveau dramaturgique, il se montre très élégant en se baladant sur la scène, prétentieux et sûr de lui tel le dieu qu’il est, mais montrant parfois des lueurs mélancoliques, en pressentant sa chute.
Martin Winkler est un Alberich très accompli sur le plan de la dramaturgie : un ivrogne en costume et chapeau sales. Le choix de faire de lui un alcoolique disgracié semble une métaphore pertinente sur le destin du personnage dans le drame. Sa voix de graves profonds résonne amplement, avec l’intensité et le paroxysme d’un pauvre diable coincé. Sa diction est claire, avec ses syllabes nettement séparées les unes des autres.
Le dragon Fafner est joué par Jongmin Park, d'une voix caverneuse qui résonne amplement. Il traîne les sons en les allongeant, de la même façon que le ferait un grand dragon paresseux qui dort sur un trésor. De son côté, Okka von der Damerau est une Erda aux phrases sentencieuses, avec une voix très lugubre, installée et solennelle. Leonor Bonilla offre un beau trille, dont le vibrato est très approprié pour l’oiseau de la forêt, qu’elle incarne en coulisses.
Le point d’orgue de la soirée est, sans doute, l’entrée de Ricarda Merbeth sur la scène vers la fin de l’opéra, incarnant une Brünnhilde en pleine puissance vocale, qui remplit toute la salle et offre une partenaire idéale au Siegfried de Schager. En crescendi, elle est capable de suivre le jeu de l’orchestre d’une façon très juste avec son chant vibrant et plein, qui se révèle avec toute sa force au moment de la reprise du leitmotiv de La Walkyrie (provenant des épisodes antérieurs de la Tétralogie).
Pablo Heras-Casado fait porter les voix d’une façon cadencée et mélodieuse. L’orchestre donne parfois l’impression qu’elle soulève les phrases et, ensuite, les pose doucement sur la scène. La phalange se montre très harmonieuse et imposante pendant la forge de l’épée, en accompagnant le chant optimiste de Siegfried. En général, le contrôle des cors et des autres cuivres est très brillant et échelonné. La clarté du solo de trompette au deuxième acte est très remarquée et appréciée. Heras-Casado, avec ses sauts réguliers pour marquer le rythme, se montre très expressif, en construisant sa direction sur des gestes très précis dédiés à chaque partie de l’orchestre.
Le public ne peut que féliciter le Teatro Real, non pas seulement de mettre au programme une production aux dimensions telles que Siegfried dans cette mise en scène, mais aussi pour l’avoir menée à bon terme dans ce contexte de pandémie. Une entreprise qui n’a pas dû être facile, tenant compte des contraintes de durée (presque 5 heures de spectacle en respectant les consignes sanitaires) et de la taille de l’orchestre (qui a contraint d'enlever une bonne partie du parterre). Ce succès augure au mieux pour la dernière partie de la Tétralogie, Le Crépuscule des dieux, déjà prévue à Madrid la saison prochaine.