La Voix humaine & Point d'orgue au TCE : le rouge et le noir et le rose
À qui peut donc bien parler l'héroïne rivée au téléphone dans La Voix humaine ? Un secret qui fait partie de ces mystères à l'opéra, aux côtés de l'identité du chevalier au cygne dans Lohengrin de Wagner, ou Calaf pour Turandot de Puccini. À ceci près que ces deux secrets -comme bien d'autres- sont finalement dévoilés dans les opéras respectif tandis que l'identité de l'interlocuteur masculin dans La Voix humaine reste cachée... ou plutôt restait cachée jusqu'à cette œuvre Point d'orgue en tout cas, qui apporte une réponse (mais soulève encore davantage de questions). Olivier Py donne en effet ici des indices dès La Voix humaine où il met en scène deux hommes tout en noir passant fugacement à l'avant-scène, puis il confirme cette réponse dans Point d'orgue où il montre l'amant de l'héroïne en compagnie d'un autre homme. Chez Cocteau, le couple est simplement désigné comme "Elle" et "Lui", Py y ajoute donc un troisième personnage, simplement nommé "L'Autre". Mais ce n'est que lorsqu'Elle arrive dans la chambre d'hôtel et d'ébats de Lui et L'Autre que le triangle amoureux se compose enfin (tout le début de Point d'orgue ressemblant d'avantage à une autre histoire, qu'unit seule la présence d'un imposant chien noir qui, victime d'Elle chez Poulenc/Cocteau deviendra menace nécrophage pour Lui moribond chez Escaich/Py). Lui est un compositeur maudit qui se venge de la soumission d'Elle en se soumettant lui-même à L'Autre, qu'Elle et Lui ont rencontré comme valet de chambre dans l'Hôtel à Marseille cité chez Cocteau, un jeune jouisseur qui se désigne comme un crocodile croqueur de diamants et se venge de sa condition en dépouillant et humiliant Lui par une violente relation sadomasochiste.
La mise en scène d'Olivier Py avec ses acolytes habituels (Pierre-André Weitz aux décors-costumes et Bertrand Killy aux lumières) renforce le parallèle entre les deux histoires avant leur continuité. Les deux œuvres se déroulent dans la même chambre, une pièce surélevée creusée et tournant sur elle-même, les personnages glissant et tombant du sol au mur au plafond comme les objets épars, comme leurs sentiments et leurs raisons. Les deux pièces sont similaires, avec de légères nuances notamment de teintes qui renforcent la symbolique d'un propos tout de même très littéral. Son appartement à Elle est comme Elle, noir en bas, rouge en haut, le lit répondant à ses bas, le papier peint et les rideaux à son haut, avec au mur un tableau d'Ophélie noyée (celui, fameux, de John Everett Millais) que Patricia Petibon porte avec elle, comme une menace littérale sur son destin, et dont elle imite littéralement la posture. Sa chambre d'hôtel à Lui (la même pièce) est surtout noire et en chaos, avec quelques teintes de roses. La mise en scène est aussi littérale que la direction d'acteurs avec des effets répétitifs, comme des passages du texte et de la musique. L'essentiel de ce diptyque Voix Humaine/Point d'orgue est ainsi un huis clos mariant dans la force et la violence les dénonciations sociales et les outrages physiques, éprouvant les trois solistes mais leur permettant aussi de faire la démonstration de leur énergie et de leur lyrisme.
Certes, Patricia Petibon finit sur des aigus et une voix fatiguée, mais seulement après avoir offert un tour de force et un grand numéro sur La Voix humaine. La soprano effectue sa prise de rôle (de Point d'orgue également car il s'agit d'une création mondiale), elle se hisse pourtant à un degré d'expressivité qui rappelle (sans se confondre avec) la référence actuelle du rôle qu'est Barbara Hannigan (celle-ci qui chantait d'ailleurs très récemment cette même Voix Humaine avec là aussi des outils modernes). Patricia Petibon échange avec Lui via un ordinateur (puis un téléphone) portable, rappelant encore et toujours l'atemporalité des soucis de communications sentimentales à distance. Elle enveloppe et développe ses couleurs vocales (dans son appartement qui devient chambre noire photographique noyée d'une lumière rouge), de la candeur sans minauderie à la sensualité enjôleuse et même la sexualité d'instincts basiques. L'œuvre prend en outre une dimension particulière en ces temps de confinement (comme nous le détaillait Patricia Petibon en interview), renforçant la puissance de l'enferment pour Elle dans son amour, et pour Lui dans son cloaque.
Cyrille Dubois (L'Autre), même en Joker toujours bondissant de sa boite, conserve son lyrisme et son articulation modèle, même avec une serpillière, un sac ou une poubelle sur la tête, en caressant ou crachant au visage de son amant (Lui). En verve et en voix, il paraît en grande forme physique et vocale, contrôlant Lui, repoussant Elle, jouissant sans contraintes, de corps et de gosier. Le lyrisme est accentué, appuyé, les tenues vibrées, même à travers l'univocité de son personnage (qui déclare crânement "Tu sais, j’aime l’argent, c’est mon seul Evangile" puis "Je n’aime pas la musique moderne : un singe, avec une louche, occupé à taper sur un piano cassé rempli de casseroles. A quoi sert ta musique ? On ne peut pas danser !").
Jean-Sébastien Bou, Lui, effrayant et effrayé compositeur maudit qui veut brûler sa partition (soulignant sa vie de Bohème) met la puissance de sa voix au diapason de son texte, ce qui n'est pas une mince affaire (lorsqu'il chante par exemple "J’ai soif d’être avili, dégradé, humilié. C’est un alcool puissant quand on y a goûté."). La voix est toujours tonnante, d'une force violente au métal en fusion (d'autant qu'elle est renforcée, comme pour son amante et son amant, par cette pièce encastrée agissant comme caisse de résonance).
La partition de Thierry Escaich répond aussi avec intensité à la partition de Poulenc, lui empruntant des couleurs et des thèmes, les variant et répétant (rappelant que le compositeur contemporain est une référence dans la tradition des improvisations thématiques) mais en continuant de construire son propre langage, très obstiné. L'Orchestre même distancié s'impose en son comme en espace (ayant investi le parterre avec les caméras de la captation) et surtout il s'agit d'une phalange lyrique (l'Orchestre National Bordeaux Aquitaine qui remplace l'Orchestre Philharmonique du Luxembourg n'ayant pu traverser les frontières en ces temps de pandémie). Le chef Jérémie Rhorer les dirige en puissance et en précision, valorisant les qualités des solistes mais obtenant surtout un immense lyrisme. La partition est ainsi à l'image de l'œuvre et de cette descente aux enfers, de plus en plus difficile à supporter en termes de force martelée et toujours forte, mais elle fait d'autant mieux apprécier la fin, inaugurée par une tendre mélodie féminine.
Elle fait le deuil de cet amour impossible, Lui l'oublie, L'Autre entrevoit même Dieu.
Mais au bout du compte, chacun finit seul, L'Autre parti dépenser l'argent de Lui resté prostré dans sa chambre, loin d'Elle qui part, avec sa voix.
La Voix humaine / Point d'orgue sera justement le Point d'orgue d'une semaine dédiée à la musique contemporaine sur France Musique : à écouter le 27 mars à 20h, puis à voir en ligne le mois prochain en VOD (également sur cette page)