Opéra jeune public, mode d’emploi
Certains en gardent un souvenir émerveillé, toujours sous le charme d’un air, d’un costume ou d’un tableau. D’autres en ressortent dégoûtés à vie, irrités par l’invraisemblance de l’histoire ou par cette manière si particulière de chanter. La première expérience à l’opéra ne laisse personne indifférent, et surtout pas les enfants. « J’ai été un peu traumatisée, confie la metteure en scène Valérie Lesort. Ma mère m’a souvent emmenée à l’opéra quand j’étais jeune. J’ai vu de très beaux spectacles … mais je me suis aussi énormément ennuyée ! » Une expérience malheureuse qui risque d’éloigner pour longtemps les enfants des salles de spectacle. Pour éviter que cela ne se produise, les maisons d’opéra rivalisent d’inventivité pour séduire le jeune public, en leur proposant une programmation spécifique.
Très à la mode ces dernières années, les opéras « jeune public » offrent la possibilité de découvrir les grands titres du répertoire lyrique dans des versions spécialement conçues pour les enfants. Des classiques opératiques abrégés qui permettent d’apprécier une œuvre pour la première fois, sans crouler sous son poids. « Il s’agit de concocter un spectacle à leur taille, d’une durée plus raisonnable que les opéras traditionnels, explique l’artiste Marine Thoreau La Salle. Un spectacle qui soit plus accessible, tout en restant fidèle à l’œuvre originale, et sans jamais brader la qualité. »
Réécrire sans trahir
Tout commence par la réécriture : une étape indispensable mais délicate qui permet aux enfants de rentrer plus facilement dans l’œuvre, comme le résume le dramaturge et metteur en scène Henri Tresbel. « C’est un exercice difficile car il ne faut ni dénaturer, ni simplifier de manière outrancière l’œuvre que l’on adapte. » Par souci de compréhension, les livrets en langue étrangère doivent d’abord être traduits en français, une grande partie du public n’étant pas capable de lire des sur-titres. L’occasion de renouer avec une pratique aujourd’hui assez rare, qui fut très populaire dans le monde de l’opéra au tournant des XVIIIème et XIXème siècles.
Grâce à leurs ressorts comiques, certains opéras sont plus faciles à adapter que d’autres. Nul besoin d’avoir vécu des chagrins d’amour pour comprendre les mésaventures amoureuses de Nemorino et Adina dans L'Élixir d’amour de Donizetti. Mais certaines intrigues, plus complexes ou moins légères, nécessitent davantage de modifications.
Pour le spectacle Petite balade aux enfers, créé à l'Opéra Comique en 2019, adapté d’Orphée et Eurydice de Gluck, c’est la version avec le « happy ending » qui a été privilégiée, celle où Orphée parvient à ramener Eurydice parmi les vivants. Une fin plus légère pour les enfants mais dont les artistes soulignent le caractère un peu artificiel. « Cette version est complètement stupide ! », admet même Valérie Lesort. « Les personnages sont dans la souffrance pendant la quasi-totalité du spectacle, surenchérit Marine Thoreau La Salle, puis d’un coup de baguette magique d’Amour, tout rentre dans l’ordre ! »
Petite balade aux enfers : notre compte-rendu
L’humour offre une formidable porte d’entrée dans le monde de l’opéra pour les enfants. Quitte à modifier parfois la tonalité de l’œuvre adaptée. « J’aime bien tourner les choses en dérision, assume Valérie Lesort. En lisant le livret d’Orphée et Eurydice, je me suis dit que le personnage d’Eurydice était franchement agaçant. J’ai donc voulu en faire une capricieuse. Orphée vient quand même la chercher jusqu’aux enfers, brave de nombreux dangers pour la ramener à la surface, et tout ce qu’elle trouve à faire en guise de remerciement c’est un caprice, parce que Monsieur ne la regarde pas ! » Mais pas question pour autant de réduire l’œuvre à une suite de sketchs. « Nous avons voulu donner une tonalité plus légère à l’œuvre originale, mais tout en gardant beaucoup d’émotion et en restant fidèle à l’histoire », précise Marine Thoreau La Salle.
L’impossible final de Carmen
Présenter les grands opéras au jeune public, dans leur version originale, est-ce donc impossible ? Les enfants sont-ils capables de tout voir et de tout entendre ? « On n’est pas obligé de tout édulcorer, assure Valérie Lesort. Grâce aux images et à la musique, on peut tout à fait raconter des choses dramatiques sans que ce soit traumatisant. » Opposé à ce qu’il appelle « un monde à la Disney », Henri Tresbel plaide également en faveur d’un juste milieu, rappelant le rôle formateur des contes de fées, pourtant souvent violents. « Les enfants sont capables de recevoir une pléthore d’émotions, y compris tragiques. »
Pourtant, parfois, le niveau de violence est tel qu’il apparaît indispensable de modifier l’histoire. Comme dans Carmen, où l’héroïne succombe aux coups de son amant. « En conservant le final original, on risquait de justifier le geste de José », raconte Andrea Bernard, metteur en scène de Carmen, une étoile du cirque créé à l'Opéra de Rouen en 2019 puis présenté au Théâtre des Champs-Élysees « En même temps, je ne pouvais pas supprimer le meurtre de Carmen, ce serait revenu à censurer une partie intégrante de l’opéra comme de notre quotidien. Je devais trouver une solution qui soit moins réaliste et moins sanglante que la version originale. »
C’est grâce à l’univers du cirque, dans lequel est transposé l’opéra de Bizet, qu’Andrea Bernard a pu finalement trouver une solution convenable, tant du point de vue éthique que narratif. Furieux, José enferme Carmen dans la boîte d’un magicien puis enfonce une épée dans l'une des fentes. On entend Carmen hurler – José est arrêté et emprisonné. Mais lorsqu’on ouvre la boîte, la jeune femme a disparu. Est-elle morte ou vivante ? Mystère. Un tour de passe-passe qui a l’avantage de laisser planer le doute. « La magie du cirque adoucit la cruauté et la violence du final, tout en laissant in fine l’interprétation à l'imagination des enfants », explique Andrea Bernard.
Carmen participative et Reine du cirque : notre compte-rendu
L’art de la coupe
Mais adapter l’histoire ne suffit pas, il faut également raccourcir l’œuvre, souvent trop longue pour que de jeunes spectateurs puissent tenir en place durant toute la représentation. C’est parfois avec le cœur serré que les artistes doivent procéder à ces coupes, qui s’imposent plus ou moins d’elles-mêmes selon les œuvres. « Pour Un Élixir, on a essayé de garder le maximum de pièces possibles », explique Henri Tresbel -une stratégie adoptée par la plupart des artistes. « Mais, comme dans le bel canto les airs sont souvent construits sur un principe de répétition, il a fallu en raccourcir quelques-uns. » Des coupes parfois drastiques, pouvant amputer jusque la moitié de l’œuvre, Les Noces de Figaro de Mozart passant ainsi de 3h à 1h15 dans Les Petites Noces, spectacle conçu pour le Théâtre des Champs-Élysees en 2020.
Bien souvent, le souci de brièveté et d’efficacité entre en conflit avec l’intégrité même de l’œuvre. « Je suis comme les enfants : je m’ennuie assez vite ! », reconnaît Valérie Lesort, qui n’a pas toujours la main légère lorsqu’il s’agit de couper. « Je voulais couper pas mal de passages pour que ça ne soit pas trop long, précise Valérie. Marine me disait : "Cet air-là tu n’as pas le droit de le couper. Celui-ci on peut se le permettre." » Le célèbre "J’ai perdu mon Eurydice", notamment, a suscité de nombreuses interrogations. « On a essayé de le raccourcir, raconte à son tour Marine Thoreau La Salle, mais on l’a finalement gardé dans son intégralité car c’est un air incontournable, pour des raisons aussi bien musicales que narratives. On voulait que les enfants ressortent du spectacle en ayant en tête les grands airs de Gluck. Ils ont le droit d’entendre quelques airs intacts. »
Un Élixir d’amour : notre compte-rendu
Bizet au cirque, Donizetti à l’usine
Une fois l’œuvre retravaillée, reste à lui donner visuellement forme, en faisant appel à l’imagination des plus jeunes. « Il faut les inviter dans un monde dans lequel ils se sentent à l’aise », conseille Henri Tresbel. Pour cela, rien de tel que de transposer l’intrigue dans un univers où la fantaisie a toute sa place. Dans Un Élixir, créé en février au Théâtre des Champs-Élysees, les protagonistes quittent la campagne italienne du début du XIXème siècle pour une usine des années 1930 dans laquelle est fabriqué un sirop contre la toux, célèbre pour sa terrible amertume. Avec ses alambics colorés fumants et ses gigantesques rouages mécaniques, le résultat évoque autant Charlie et la chocolaterie de Mel Stuart que Les Temps modernes de Charles Chaplin.
Dans Carmen, une étoile du cirque, la célèbre cigarière quitte l’Andalousie fantasmée de Bizet pour rejoindre la troupe d’un cirque, troquant toréadors et danseuses de flamenco pour une trapéziste, un lanceur de couteaux et un fakir. « Le cirque symbolise la vie itinérante, sans aucune restriction. C’est un lieu synonyme d’illusion, à la puissance évocatrice unique », précise Andrea Bernard. Il offre aussi un formidable prétexte pour multiplier sur scène les numéros spectaculaires, extrêmement divertissants pour les enfants.
Riche en marionnettes et en trucages en tout genre, l’univers visuel de Valérie Lesort se prête merveilleusement bien au jeune public. « Je ne le fais pas exprès », se défend la metteure en scène lorsqu’on l’interroge sur le rôle essentiel de l’enfance dans son travail. « Je ne peux pas m’en empêcher. Les marionnettes, le bricolage, le bidouillage, c’est vraiment ma façon de raconter. » Une façon reconnaissable entre mille, qui préfère les images et les gestes aux mots. « Ça réveille l’imaginaire des gens, qui n’ont plus souvent l’occasion de rêver et de laisser libre cours à leur imagination. »
Retrouver son âme d’enfant
Certaines de ces productions vont encore plus loin en proposant au public de participer au spectacle. Avant d’assister à la représentation, les enfants sont invités à préparer chez eux des airs grâce à des vidéos d’apprentissage. Une fois dans la salle, lorsque le chef d’orchestre leur fait signe, c’est à eux de chanter, depuis leur siège. Quand la magie opère, c’est un véritable chœur qui prend vie. « C’est très émouvant d’abattre le quatrième mur, de faire participer la salle, de la sentir investie », confie Henri Tresbel.
« Plus tôt on découvre l'opéra, explique Andrea Bernard, plus on le comprend, l’apprécie et le recherche quand on est adulte. » Une bonne raison de donner envie aux enfants d’y prendre goût dès leur plus jeune âge. « Il faut leur donner envie de revenir. Et leur faire comprendre qu’ils ont leur place ici », plaide Marine Thoreau La Salle. Et ça marche : ils sont nombreux à vouloir revivre l’expérience l’année suivante.
Les jeunes ne sont d’ailleurs pas les seuls à tomber sous le charme de ces productions revigorantes. Les adultes se laissent eux aussi prendre au jeu. « J’ai vu des personnes âgées qui ressortaient de la salle avec les larmes aux yeux, me remerciant de leur avoir rendu leur âme d’enfant », confie Valérie Lesort, avec émotion et fierté. Les opéras jeune public sont également l’occasion de réconcilier les adultes fâchés avec un art trop souvent perçu comme élitiste. « Les adultes ne se sentent pas toujours capables d’écouter une œuvre de 3h30, reconnaît Henri Tresbel. Ce type de spectacles permet de dépoussiérer l’image de l’opéra. »
Conçus avant tout pour le jeune public, ces spectacles finissent par faire chavirer toute la famille, parents et grands-parents compris. Une belle initiative pédagogique doublée d’une opération « marketing » très intéressante qui permet à la fois de reconquérir les spectateurs d’hier, de fidéliser ceux d’aujourd’hui et, peut-être le plus important, de séduire ceux de demain.