Une Passion après Auschwitz de Michaël Levinas, rescapée de l'oubli à la Philharmonie de Paris
La Passion selon Marc. Une Passion après Auschwitz est une œuvre éminemment œcuménique, accordant les traditions religieuses, musicales, textuelles à travers les siècles des siècles. Le titre même annonce ces dimensions du projet, fresque de la violence antisémite depuis la mort de Jésus jusqu'aux camps de concentration et encore "après", prônant un dialogue entre les peuples et les confessions. Car la Passion est décrite dans le Nouveau Testament Chrétien, et car le titre "Passion selon Marc" choisi pour une œuvre musicale est évidemment une référence à la Passion perdue composée par Jean-Sébastien Bach. Cette Passion après Auschwitz a d'ailleurs été commandée et créée pour les 500 ans de la Réforme Protestante, en 2017 à l'Église Saint-François de Lausanne (disponible en DVD-Blu Ray chez Bel Air Classiques).
Le compositeur Michaël Levinas reprend pour cette œuvre une dédicace de son père, le philosophe Emmanuel Levinas, prolongeant l'œcuménisme à toutes les tragédies et victimes : « À la mémoire des êtres les plus proches parmi les six millions d’assassinés par les nationaux-socialistes, à côté des millions et des millions d’humains de toutes confessions et de toutes nations, victimes de la même haine de l’autre homme, du même antisémitisme. »
La Passion selon Marc. Une Passion après Auschwitz prône la concorde et elle la met en pratique grâce à la composition musicale, à commencer par la forme même de cette œuvre, conçue de surcroît sur un fameux modèle esthético-religieux : comme "Un retable en trois parties" articulées sur des textes choisis par le compositeur. Les prières traditionnelles juives en araméen et en hébreu avec rappel des noms de victimes et de camps de la Shoah, sont suivies par les chapitres 14 et 15 de l’Évangile selon Marc en français du XIIIe siècle, avant une conclusion sur deux poèmes allemands (Die Schleuse-L’Écluse et Espenbaum-Tremble) écrits par Paul Celan, orphelin des camps et lui même prisonnier.
La reprise en forme de re-création de cette œuvre à la fois éternelle mais assurément contemporaine, porte aussi pleinement l'empreinte de l'ensemble artistique Le Balcon (au point que cette Passion devient comme une journée supplémentaire dans l'immense cycle Licht de Stockhausen que l'ensemble artistique poursuit passionnément). L'univers visuel est intense et moderne avec deux longs néons traversant, du balcon à la scène, la salle plongée dans l'obscurité pour mieux noyer de faisceaux lumineux (lumières divines et auréoles) l'orgue, le chef, les musiciens, le chef Maxime Pascal officiant de ses gestes immensément souples et précis.
Le Balcon a même constitué un chœur pour cette occasion, réparti sur les balcons derrière la scène, et qui tient le rôle, traditionnel dans les Passions, du peuple vivant et traduisant tous les affects, à la fois coupable et victime, humain trop humain. De ce chœur surgissent les noms terribles de camps de concentration, de victimes, dans une intensité déchirante de nuances et d'intervalles comme sur un tapis sonore de prières et de psalmodies (les choristes chantant parfois même en bougeant les mains sur la bouche comme pour ne pas trahir un secret).
Dialogue entre religions, entre ères, entre souffrances et prières, la Passion est aussi un dialogue entre solistes et choristes. Trois d'entre eux sont même des "solistes du chœur", solistes placés dans le chœur et surgissant de la vox populi pour rejoindre la vox dei, opérant le lien entre chœur et solo comme entre peuple et parole. Ces trois choristes-solistes déploient pourtant et aussi toutes leurs qualités intrinsèques. Parveen Savart, soprano dans le rôle de la Servante, a des aigus francs et placés sur un phrasé construit. Guillaume Gutierrez est Pierre et sur cette pierre il bâtit sa voix de ténor très lyrique et juste, offrant même la force claironnante résonnant à travers la salle, sur les grands accords, sans jamais décrocher. Le baryton Halidou Nombre incarne Judas et l’Evesque avec une intensité saisissante tout en s'appuyant sur ses qualités d'appui et rondeur de timbre, à travers toute sa tessiture.
Le chœur éloquent de caractère répond par ses élans aux solistes en autant de voix surgissant comme de l'oubli. Mathieu Dubroca (baryton dans le rôle de Jésus) met la technique classique au service du soutien des accents et de la prosodie. L'union est telle qu'elle questionne la beauté de la partition par sa violence et réciproquement, dans un grand crescendo lyrique d'expression et d'intensité, répondant aux prières comme aux hurlements lyriques. Le soliste roulant pleinement la voix sur le vieux françois, profite entièrement de cette langue chantante qui fait sonner toutes les consonnes (notamment les finales) et voyelles (sans nasales).
L’Évangéliste est chanté par le contre-ténor Guilhem Terrail, maîtrisant complètement sa voix toujours ancrée, dans un caractère incarné avec ses résonances angéliques. La maîtrise de la partition est égale à celle de ce registre qui est souvent décrié pour un manque de puissance (dans une telle situation orchestrale et expression tragique tout au moins) mais qui ménage et nourrit ici pleinement ses effets, comme il dose ses phrasés et son timbre pour se marier à l'ensemble sonore, voire même s'appuyer sur les cuivres. Le contre-ténor mène bien entendu sa voix vers une douceur tendre qui emplit la grande nef de la Philharmonie a cappella.
Si les deux solistes masculins composent ainsi un dialogue par la complétude de leurs personnages et de leurs voix (l'Evangéliste est à Jésus ce que le contre-ténor est au baryton, l'équivalent d'une même voix entre la Terre et les Cieux), les deux solistes soprani marient leurs voix et caractères (réunissant La Mère et Marie-Madeleine en un éternel féminin). Leurs chants s'entrelacent et s'unissent, se séparent pour mieux se fondre à nouveau, se rejoindre entre elles et avec le chœur.
Marion Grange (Marie-Madeleine) a la douleur contenue du lyrisme attendri, résonnant naturellement et pouvant donc être modérément projetée. Elle ramène son timbre et ses affects à soi vers un aigu palatal mais illustrant aussi le plafond de ses douleurs. Magali Léger, également soprano (la Mère) manque de précision sur les notes mais l'ambitus convoqué est certes très ample et fluctuant, lui permettant ainsi d'offrir des couleurs caractérisées et complémentaires dans les graves comme dans l'aigu. Les quatre solistes sur l'avant-scène ont tous et toutes des appuis un peu marqués faisant trembler leur vibrato, mais ils partagent aussi ce caractère traduisant une émotion face à ce terrible sujet.
Les choristes, choristes-solistes et solistes répondent et dialoguent pleinement avec l'Orchestre de chambre de Paris. Les instruments et les voix se suivent jusqu'au plus profond de la passion. Les accents vocaux intenses résonnent avec les coups des instrumentistes sur les cordes et les percussions, comme autant de coups de marteaux sur les clous et dans la chair. Les vibrations sonores font trembler la salle dans l'union de graves (percussions cordes, orgue et bois) et même des grincements voulus. La musique s'intensifie, à travers des glissements et chutes de voix (cymbales et tubas) comme de corps de la croix ou dans un charnier, comme de la foi, mais retrouvée.
La Passion offre alors la rédemption avec la souffrance, et en l'occurrence l'apaisement d'un duo piano-harpe aux notes conjointes, comme une balle de ping-pong qui bondirait d'une corde à l'autre (également une métaphore par le son, du destin).
La partition s'offre ainsi comme une musique illustrative, les sons étant un bruitage de l'action racontée, d'une manière littérale comme les paroles (lien là encore à une tradition baroque et permettant une compréhension immédiate de la musique contemporaine), et/mais ce figuralisme se déploie en longs et cohérents effets sonores, entre eux et avec les textes, s'appuyant sur les richesses spécifiques de ces langues et les unissant. Les mélodies intimes composent des strates et cataractes sonores, menaçant, laissant s'échapper un filin mélodique, lumineux avec le contre-ténor Guilhem Terrail, intense avec le baryton Mathieu Dubroca, uni avec les sopranos Magali Léger et Marion Grange. Celle-ci s'écarte à la fin de l'œuvre pour assumer seule la dernière partie de la Passion, les deux poèmes de Paul Celan jusqu'à l'a cappella et au silence.
Le silence suit la dernière note (pour laisser dérouler le générique), résonne avec celui qui précédait la première note (pour attendre le direct), rappelant une messe autant que les circonstances tragiques de la pandémie actuelle, rappelant surtout et à la fois le danger que l'art trop longtemps tu n'engendre l'oubli, comme l'espoir que l'art retrouvé ravive la mémoire. Passionnément.