Amour, désamour, jalousie, folie : Carmen par Bieito en direct de Vienne
Après de longues années et maintes reprises, Calixto Bieito signe une nouvelle présentation viennoise (en streaming depuis le théâtre fermé) de sa mise en scène datée de 1999 et appréciée de nombreuses fois à Paris. Sous la supervision de Joan Anton Rechi, la production controversée qui vise à saisir « l'humanité, la passion et l'amour, le désamour, la jalousie, la folie, la névrose, les passions, les frustrations » retient son charme qui puise dans la crudité de la représentation des lieux et des êtres en marge. C'est dans le no man's land à Ceuta, passage entre Gibraltar et Tanger, que le drame est placé. Le décor d'Alfons Flores, dégagé et dépouillé au strict minimum, encadre et reflète simultanément les hors-la-loi -habillés par les costumes colorés et éclectiques de Mercè Paloma- qui le peuplent. L'éclairage d'Alberto Rodriguez Vega est cru, brutal, froid, transformant par moments la scène en salle d'exposition des êtres qui vivent en dehors des conventions et en dehors d'eux-mêmes. Ce sont des êtres des frontières « à la fois littérales et métaphoriques », selon les termes de Bieito. L'unité scénique le reflète exactement, et sans hésiter.
Dans le rôle-titre, Anita Rachvelishvili refuse de se conformer à la représentation d’une Carmen comme séductrice fiévreuse. Elle offre en échange une ouvrière désenchantée, d'une sensualité décomplexée, qui puise son tempérament ardent dans un singulier vouloir-vivre. C'est bien la Carmen interprétée par Bieito comme l'incarnation même du « désir de vivre ». La nature passionnée du personnage trouve à la fois un contraste et un complément intéressants dans le timbre velouté de la voix bien ronde et couverte qui assure des transitions entre les registres avec aisance et naturel, tout en étant capable d'intensité menaçante.
Piotr Beczala représente un Don José de convention -follement amoureux, perdu et frustré- mais le personnage reste engageant, même intense et intimidant quand il le faut. Le timbre est plein et solide, tout à fait avantageux pour délivrer l'intensité dramatique. Quoique le caractère intrinsèque de la voix puisse sembler froid et rigide pour le rôle, le ténor polonais parvient à le tourner à son avantage, notamment en exploitant les bords sonores rugueux qui se font remarquer dans les notes longues pour renforcer l'intensité et l'expressivité du chant. Ces qualités atteignent leur point culminant dans le dernier duo avec Carmen.
Erwin Schrott sied pleinement au rôle d'Escamillo. D'une apparence agréable et d'une gravité scénique naturelle, il est doté d’un timbre sombre, rond et profond, tout à fait adéquat pour donner vie aux célèbres refrains du Toréador. Il arrive que la gravité du timbre apparaisse lourde et surchargée quand le tempo de l'aria se ralentit plus qu'à son habitude, mais cette impression est atténuée grâce au maintien conscient et obstiné de la stabilité vocale.
Vera-Lotte Boecker réunit la sincérité à la virtuosité pour incarner Micaëla. Son jeu d'actrice sincère et attachant trouve son équivalent dans la solidité du chant. Le timbre est d'un caractère cristallin, un beau complément pour l'élan de José dans le registre haut. L'expressivité vocale est renforcée, d'une part, par des transitions naturelles et aisées entre les registres et, de l'autre, par une maîtrise confirmée du vibrato sur les points culminants des notes longues.
Dans les rôles secondaires, Martin Häßler (Moralès) met stratégiquement son timbre rond et chaleureux en valeur au profit de la grossièreté du personnage qui profite, pour en abuser, de la marginalité de son entourage. Peter Kellner (Zuniga), expressif de bout en bout, joue intelligemment des dynamiques de la scène. Slávka Zámečníková (Frasquita) et Szilvia Vörös (Mercédès) apportent pleinement soutien à Carmen sans pour autant oublier d'afficher leur brillance vocale et l'audace de leur jeu. Carlos Osuna (Remendado) et Michael Arivony (Dancaïre) sont investis vocalement comme scéniquement. Le chœur valorise l'uniformité pour assurer tantôt un arrière-plan, tantôt un contrepoint solide aux solistes. Le chœur d'enfants, qui se rapporte principalement à l'ambiance scénique, assure la fonction de musique de scène et de soutien dramatique aux solistes avec réussite.
La direction musicale d'Andrés Orozco-Estrada est encourageante pour les chanteurs, valorisant la clarté des nuances et la souplesse des transitions entre les thématiques et les ambiances, sans pour autant perdre l'équilibre, le raffinement et la ferveur de la masse sonore.