Aida à Bastille à huis clos : une nuit au musée avec Kaufmann, Radvanovsky, Tézier
Le plateau est une grande salle de musée où les interprètes semblent d'abord être des visiteurs, bourgeois venus apprécier les œuvres des arts premiers et occidentaux, de l'Antiquité à nos jours. Mais bien vite, ces interprètes sur le plateau vont eux-mêmes reproduire et faire vivre ces œuvres d'art, avec une opposition aussi claire que cette histoire : les personnages vainqueurs de cet opéra (les Égyptiens Radamès et Amneris) forment les tableaux vivants des Beaux-Arts occidentaux, face aux vaincus (les Éthiopiens Aida et Amonasro) dés-incarnés par des sculptures-mannequins d'art brut. Une manière éloquente de représenter les conflits entre les peuples (et entre les périodes, questionnant les représentations d'aujourd'hui et d'hier) par le biais des arts visuels. Une manière aussi de montrer le pouvoir de l'opéra pour ranimer les êtres, les œuvres et les histoires d'antan.
Le point culminant de ce musée vivant arrive bien entendu au moment des fameuses trompettes d'Aïda où les figurants changent à vue et à toute vitesse de costumes tout en installant des accessoires en carton-pâte devant des toiles peintes déroulées : formant des tableaux vivants et connus, de l'Antiquité grecque, romaine, égyptienne, revue par César et Napoléon en passant par La Liberté guidant le peuple jusqu'aux soldats dressant le drapeau américain à Iwo Jima (et bien d'autres). Un déroulé en forme de quizz sur l'histoire de l'art, et d'un ballet de tableaux qui, confrontés à la marche des trompettes d'Aïda, déclenche des sourires sous masques et même des rires parmi les quelques spectateurs (professionnels et du protocole) assistant sinon silencieusement à la représentation depuis la salle.
Jonas Kaufmann (dans le rôle de Radamès) est habillé en soldat puis déguisé en César Bonaparte montant littéralement sur un piédestal avec armure et casque à brosse devant un faisceau de lances formant un trône de fer, puis couronné par Amneris, elle-même en déesse Niké aux ailes et à la robes immaculées. Le ténor dans cette tenue et cet apparat héroïques modère et mesure pourtant ses élans vocaux (contrôlés soit dans leur vibrato soit dans leur longueur), mais apportant ainsi à la mise en scène son contre-champ de subtilité, par son chant et notamment ses fameux aigus à mezza voce. Leur tendresse mais intensité à la fois veloutée et lumineuse vient parachever son corps vocal concentré notamment dans de grands crescendi-decrescendi. Adressant son chant énamouré au mannequin granitique représentant Aïda, Jonas Kaufmann illustre ainsi littéralement l'expression "émouvoir les pierres", comme Sondra Radvanovsky et Ludovic Tézier illustrent celle de faire vivre et vibrer les pierres.
Aïda et son père Amonasro sont représentés par des marionnettes et chantés par les grandes voix de Sondra Radvanovsky et Ludovic Tézier. Les mannequins (conception et direction signées Mervyn Millar) à l'apparence de pierres noires brutes et lacérées, animés par leurs manipulateurs traduisent la soumission des personnages, leur rang d'esclaves privés jusqu'à la liberté de leurs mouvements. Les deux solistes lyriques deviennent l'ombre de l'ombre de leur pantin : tout en noir, derrière les marionnettistes tout en noir derrière les marionnettes toutes noirs, démantibulées, celle du Roi d'Éthiopie Amonasro étant même privée de ses jambes et d'une main (illustration des sévices infligés aux esclaves et aux vaincus). Ce procédé diminue d'autant les possibilités expressives des interprètes et notamment pour Sondra Radvanovsky (pourtant dans le rôle-titre) lorsqu'elle doit suivre les contorsions du mannequin qui se traîne au sol (ce qu'elle ne fait pas). C'est en fait et au contraire lorsque la chanteuse et la marionnette se comportent différemment que le procédé se révèle le plus éloquent : Aida pouvant ainsi paraître meurtrie en mannequin tandis que la chanteuse en montre la force debout (et la marionnette peut flotter dans les airs quand la chanteuse plonge vers les graves). Le visuel rejoint alors cette double possibilité expressive simultanée qui est celle, sublime sur le plan musical à l'opéra, du dialogue entre le chant et l'orchestre. D'autant que la chanteuse peut ainsi faire une nouvelle démonstration de son expressivité vocale et de combien, à l'opéra justement, la voix sublime toutes les contraintes corporelles et physiques, les genres, les couleurs, les âges et apparences. Sondra Radvanovsky déploie un chant vivant et vibrant, incarné dans toute la tessiture, hormis quelques imprécisions et inconforts dans les notes les plus aiguës avec les nuances les plus faibles, mais dont elle fait le point de départ de grands et forts phrasés lyriques puis de tenues sûres. La voix intense et délicate, irise les pierres. Son personnage s'étrangle de douleur mais la voix nullement et jamais.
Ludovic Tézier en retrait derrière les marionnettistes et sa demi-marionnette est d'abord tout aussi en retrait vocalement et comme amputé d'une partie de son ambitus. Mais à l'image de son personnage, il gagne en caractère, vocal en tout cas. Si le corps reste doublement contraint par sa raideur et celle imposée par le dispositif scénique, la voix gagne en volume et en couleurs, comme le Roi d'Éthiopie regagne en honneur et dignité (mais le personnage et l'artiste paraissent éprouvés).
Ksenia Dudnikova qui avait remporté les oreilles dans la Carmen Corrida pour ses débuts à Bastille insuffle aussi à son Amneris ce caractère vocal chaud et piquant, fondé sur des graves poitrinés, un ample souffle et médium. Son Amneris, de fait égypto-andalouse, aussi suave que jalouse, cajole et menace Radames autant que les tympans (d'autant qu'elle accomplit tout cela dans une robe grand-bourgeoise caricaturale, rose bonbon et "à tournure" aussi nommée "faux-cul").
Soloman Howard impose en Roi d'Egypte un caractère franc et massif, la voix également, mais un peu engorgée. Le Grand Prêtre Ramfis a la voix ample de Dmitry Belosselskiy, qui résonne sur des appuis marqués et tendus vers leur projection, vrombissant un peu court.
Le messager Alessandro Liberatore est un ténor impliqué et appliqué, vocalement et dans son caractère, tendu et projeté : il peut s'appuyer sur tout son ambitus et notamment un aigu couvert, mais sans excès de largesse. Enfin la prêtresse Roberta Mantegna accomplit son office avec précision et subtilité, d'une fine ligne nette et juste.
Les Chœurs participent pleinement au spectacle, formant les figurants des tableaux dans un mariage de costumes XIXe et de masques sanitaires noirs tristement contemporains (à l'unisson de la rencontre des époques dans toute cette production). Leurs voix soutiennent pleinement les solistes et passent avec volume et justesse même masquées. Les trompettes et timbales restent justes et en place mais mesurées et modérées, à l'unisson d'une direction très équilibrée du chef Michele Mariotti. Choristes et instrumentistes respectent les distanciations autant que les équilibres sonores, laissant de fait naturellement la partition de Verdi offrir ses infinies nuances et ses élans.
Jonas Kaufmann, s'appuyant sur ses voyelles et ses graves toujours aussi sombres, garde un sommet vocal lyrique pour sa déchéance militaire, sa passion amoureuse et le drame final. L'artiste finit, bouleversé et bouleversant, la voix résonant de toute sa tristesse lyrique dans le musée et la Bastille vide : un éloquent Requiem pour la culture vivante. D'autant que Sondra Radvanovsky l'a rejoint, enfin débarrassée de sa marionnette, libérée par son amour sacrificiel (quoique le héros replonge dans les bras d'un mannequin abandonné au sol, laissant Aida partir seule dans l'obscurité).
Les amants finissent emmurés dans la pyramide qui est en fait ici la réserve du département Antiquité égyptienne d'un musée, lui-même dans la Bastille fermée au public : la mise en scène offre ainsi une complète mise en abyme de l'œuvre et de la tragique situation pour la culture de nos jours. Heureusement ces amants-là ont accès aux ondes télévisées et le spectacle peut être vu et revu en intégralité.