Pelléas et Mélisande à Rouen, voix nouvelles
Le rideau de l’Opéra de Rouen s’ouvre dans un grincement laborieux, comme s’il était rouillé après tant de spectacles annulés, découvrant la scénographie imaginée par le metteur en scène Eric Ruf : une pièce d’eau, élément récurrent du Pelléas et Mélisande de Debussy, tient le centre de la scène. Un gigantesque filet y est plongé lors de la rencontre entre Mélisande et Golaud, puis remonté lorsque celle-ci accepte de suivre celui qui deviendra son mari, dans un symbole de sa liberté perdue, de son emprisonnement dans ce lieu austère où elle ne cesse d’être malheureuse. Le filet suspendu laisse couler des gouttes d’eau qui accompagnent le premier interlude de leur musique mystérieuse, et ressemble dès lors aux voiles du navire qui se trouve un peu plus tard au centre de l’attention. Les éclairages en clair-obscur (sauf lors de la scène de la fontaine, unique moment de bonheur offrant d’uniques sourires) accompagnent une production volontairement ténébreuse. La distribution convoque d’ailleurs des tessitures graves (une Mélisande mezzo, un Pelléas baryton et un Golaud basse). Trois ombres parcourent le plateau, Nornes filant le destin fragile des personnages ou faucheuses attentives. La direction d’acteurs exalte la tristesse infinie de tous les protagonistes qui restent prostrés, sombres, las.
Avec beaucoup de cohérence, le chef Pierre Dumoussaud, à la tête de l’Orchestre de l’Opéra de Rouen, appuie également sur les timbres graves, accentuant la mélancolie de la partition. Le chef veille à la délicatesse de la pâte sonore, mais laisse parfois ses musiciens couvrir les solistes. D’autant que ceux-ci sont placés sur une estrade recouvrant le parterre du Théâtre des Arts, afin d’assurer leur distanciation et surplombent de ce fait la scène et les solistes. Comme partout, le spectacle vivant se montre en effet exemplaire dans ses protocoles sanitaires, à l’opposé total de secteurs ouverts comme les transports, les spectateurs venant de Paris ayant, pour arriver jusque-là, dû rester entassés au milieu de voyageurs démasqués pour manger, dans des trains confinés où l’absence de réservation obligatoire compromet tout traçage en cas de découverte d’un foyer de contamination.
Cette représentation dédiée aux professionnels, précédant la captation réalisée le 26 janvier (diffusion en direct sur les pages d’Ôlyrix), est l’occasion d’une prise de rôle pour la quasi-totalité des solistes. Tous partagent également une diction parfaite de la langue de Maeterlinck. Huw Montague Rendall et Adèle Charvet apportent une grande fraicheur à leurs rôles-titres. La seconde s’appuie sur un timbre soyeux et une voix, certes encore chétive mais correspondant à l’« oiseau » fragile auquel Pelléas la compare par trois fois, dont l’ambitus parcourt sans difficulté apparente les notes requises par la partition. Son phrasé appliqué laisse au personnage toute sa part d’insondable mystère. Le premier peut compter sur sa voix aux aigus clairs et bien projetés, ainsi que sur le moelleux de son médium qui se corse légèrement dans des graves parfois légèrement forcés pour caractériser un Pelléas sensible et fougueux.
Nicolas Courjal est un Golaud effrayant par sa capacité à alterner des élans de sincère tendresse, des explosions de colère et une violence douce et froide, à enchaîner des graves ténébreux aux belles résonnances et des aigus clairs (souvent passés en voix mixtes). Sa basse complète bien le baryton de Huw Montague Rendall lors de la confrontation des deux frères. Son timbre brillant, la subtilité de sa ligne vocale et de ses nuances captive l’auditoire. La grande humanité avec laquelle Jean Teitgen, autre grande basse française, chante le rôle d’Arkel, sa voix crépusculaire et large, riche et lumineuse, suffisamment puissante pour offrir à l’orchestre l’opportunité de grands élans, font de lui, depuis sa prise de rôle dans cette production au Théâtre des Champs-Elysées en 2017, un Arkel de référence.
Lucile Richardot interprète Geneviève d’une voix dense au timbre resplendissant affichant des reflets moirés. Son phrasé très doux exprime la résignation de son personnage et véhicule beaucoup d’émotion. Anne-Sophie Petit est un Yniold innocent à souhait, à la voix pure et piquante, légèrement acidulée. Elle reste toutefois fluette et se fait régulièrement immerger par l’orchestre. Enfin, Richard Rittelmann, en Médecin et Berger, associe son timbre chantant à une ligne mélancolique.
Lorsque le rideau retombe après cette représentation riche musicalement et dramatiquement, un seul regret subsiste : que cette production ne puisse pas être partagée à un public présent en salle. Déjà, il est temps de sortir de la sécurité sanitaire offerte par le Théâtre pour retrouver les transports, où la distanciation de deux mètres désormais demandée ne sera jamais respectée.
Vidéo intégrale du spectacle :