Marie-Laure Garnier avant les Victoires de la Musique Classique 2021 : "Continuer à être qui on est"
Marie-Laure Garnier, quels sont vos premiers souvenirs d'émotion musicale ?
Toute petite, dès ma dernière année de maternelle en Guyane, j'ai été initiée à la musique par des musiciens intervenants en milieu scolaire. Ils nous ont fait découvrir de nombreux instruments, des percussions et le chant (en associant les deux). J'ai eu immédiatement l'envie de pratiquer un instrument, celui de ma grande sœur qui faisait de la flûte traversière. Étant trop jeune, j'ai débuté mon parcours artistique par les percussions et chant traditionnels. Ainsi s’est faite ma première approche avec la musique et rapidement j'ai commencé la flûte traversière, puis l'orgue et le piano. Enfant très curieuse, je passais toutes mes fins de journée à l'École de Musique de Kourou.
Est-ce notamment la raison pour laquelle vous intervenez vous-même désormais auprès des jeunes ?
Absolument. Le conservatoire avec lequel je travaille est actuellement fermé. Toutefois, j'essaye de maintenir le lien par visio. Les activités chorales étant arrêtées, il faut maintenir le lien humain à défaut d’une présence réelle. J'ai hâte que l’on puisse se retrouver, partager notre passion pour la musique, échanger des rires, de la complicité, je suis très attachée à cette "valeur humaine".
Revenons à votre apprentissage, comment avez-vous franchi le pas, de la découverte passionnée vers la carrière ?
Comme j'étais parmi les plus enthousiastes et les plus avancés, ma professeure de flûte, Laure de Bressy a suggéré que je me présente au Conservatoire de Paris. À l’époque, je souhaitais enseigner la flûte, et cela permettait d’entamer un parcours de professionnalisation complet (formation musicale, instrumentale, analyse, etc.). Rien n'était acquis car il fallait encore réussir le concours. Et pour mon plus grand bonheur, l’accès au conservatoire m'a ouvert de nombreuses portes, dont celles de la Maîtrise de Paris.
Avez-vous vécu le fait de "monter" à Paris comme une obligation artistique et professionnelle ?
La Guyane offre une très belle qualité d’enseignement de la musique, avec un large éventail de styles, à l’image de sa population. Néanmoins, compte tenu de mon projet professionnel, je n’avais d’autre choix que de venir étudier en Métropole. Étant aujourd’hui chanteuse professionnelle, je regrette que l’enseignement du chant lyrique ne soit pas plus développé, plus accessible. C’est malheureusement le cas dans tous les départements d’outre-mer.
Vous avez notamment remporté le 1er Prix des Voix des Outre-mer qui œuvre précisément dans ce but. Était-ce important pour vous ?
L’objectif du concours Voix des Outre-mer est de révéler le talent des jeunes Ultramarins. Il permet à ceux qui le désirent de découvrir leur voix et met un coup de projecteur sur ceux qui sont en cours de formation, voire en début de carrière. Des master-classes conduites par Fabrice di Falco sont offertes aux candidats durant les différentes phases du concours. Les lauréats ont ensuite l’opportunité de poursuivre leur formation auprès d’artistes de renom, tels que Karine Deshayes, marraine du concours, Ludovic Tézier, Jeff Cohen et bien d’autres. Il est urgent que ces jeunes chanteurs, talentueux, puissent bénéficier rapidement d’un enseignement de qualité de façon locale, cela semble évident. Et je me réjouis à l’idée que ces chanteurs en devenir soient entendus sur les scènes nationales et internationales.
Comment avez-vous vécu votre reterritorialisation de la Guyane vers Paris ?
Grâce à ma détermination, en prenant mon destin en main, en ayant la satisfaction d’une formation de qualité avec de merveilleux professeurs, j’ai accepté l’éloignement sans trop de difficultés, bien que quitter sa famille à 14 ans ne soit pas chose facile. Et heureusement, sur ma route, j’ai fait des rencontres très enrichissantes.
Comment s'est déroulé votre apprentissage à Paris ?
Paris m’a offert de nouvelles opportunités. Arrivée pour la flûte, on m’a suggéré de rejoindre la Maîtrise de Paris. Ces quelques années ont été déterminantes pour la suite de mes études musicales. Être dirigée par un chef de chœur tel que Patrick Marco, formidable musicien, monter très régulièrement sur scène, a été l’élément déclencheur dans le choix du chant lyrique. J'ai ensuite passé le concours du Conservatoire Supérieur pour continuer de développer ma voix et mon répertoire.
Comment avez-vous vécu cette formation au CNSM ?
Je me sens très chanceuse d’avoir pu étudier dans une institution aussi prestigieuse que le Conservatoire National Supérieur de Paris. C’est une formation de haut-niveau et d’une grande exigence qui peut parfois engendrer une certaine pression. Toutefois, ces sept années ont construit l’artiste que je suis et m’ont offert de merveilleuses rencontres artistiques.
Marie-Laure Garnier incarne La Cantatrice dans La Ronde (Reigen) de Philippe Boesmans mis en scène par Marguerite Borie au CNSM en 2013 :
Vous avez également obtenu un Master de musique de chambre au CNSM, quelle place cette forme tient-elle dans votre épanouissement musical ?
Venant du milieu instrumental, j'ai toujours été très attachée à la musique de chambre. Ce répertoire est infini, et nourrit l’artiste que je suis. En 2011, avec la pianiste Célia Oneto Bensaid nous avons entamé une collaboration. Nous avons eu rapidement une excellente entente, si bien que nous avons poursuivi nos études ensemble. À notre époque, nous étions un des rares duo piano-voix à rejoindre le département Musique de chambre (qui est sinon fréquenté uniquement par des instrumentistes), et nous avons obtenu notre diplôme ensemble. Nous avions un objectif commun : développer autant que possible notre duo. Aujourd'hui, nous sommes lauréates de divers concours et académies, et nous sommes très heureuses de parcourir la France et même au-delà pour partager notre amour pour le Lied et la mélodie.
Quel est l'état d'esprit de votre duo ?
Nous prônons un duo piano-voix où les deux artistes sont à égalité : la pianiste n'a pas pour vocation d'accompagner la voix. Ensemble, nous construisons notre discours musical, nous portons la musique et le verbe autant l’une que l’autre. Pour moi, cette collaboration est d'une grande richesse tant sur le plan musical qu'humain.
À quel point ce travail est-il utile aussi pour l'opéra ?
D’abord, j’aime beaucoup analyser comment est construit le discours musical par rapport au texte, puis comment cela s’organise entre la voix et le piano. Parfois, je me plais à imaginer chaque mélodie comme une mini scène d’opéra. Dans le cadre d’un récital, je trouve cela passionnant de changer rapidement d’énergie, d’une pièce à l’autre. Cela demande à ce que l’on déploie une large palette de couleurs, de nuances et d’intentions. À l’opéra, évidemment l’action se déroule plus lentement. Il est désormais question de nourrir et renouveler ses intentions pour que le discours reste crédible et tienne l’auditoire en haleine, le tout avec cette idée d’une palette de couleurs, adaptée au lieu et à l’orchestration. Selon moi, ces deux répertoires sont très complémentaires et se nourrissent mutuellement.
Pourquoi avoir nommé votre duo "Nitescence" (lueur, clarté, rayonnement) ?
Nous devions choisir un nom pour le Concours de Musique de chambre de Lyon (ville de la Fête des Lumières, d'ailleurs) en 2012. La plupart combinent leurs deux noms de famille en pareil cas, et nous, nous avons choisi cette touche d'originalité. Nous sommes réunies par nos personnalités lumineuses (notamment l'une envers l'autre). D’un point de vue plus symbolique, la lumière est un élément indispensable à la vie, tous les artistes ont besoin de lumière sur scène. En somme, la lumière revient toujours dans les différents aspects de nos vies.
Vous avez participé (et remporté) un grand nombre de concours, en duo de musique de chambre et comme soliste lyrique, quelles importances et utilités ces concours et récompenses tiennent-ils ?
Tout concours permet de poursuivre deux objectifs. D'abord progresser sur soi, sur la maîtrise de son instrument. Je suis très attachée au fait d’apprendre de chaque expérience. Tout le travail accompli pour un concours me sert forcément pour la suite de ma vie de chanteuse. Cela permet également de se faire entendre et d'avoir l’avis de personnalités et responsables artistiques.
Aviez-vous et avez-vous l'envie de rejoindre une troupe ?
Rejoindre une troupe est une idée que j'ai depuis un moment mais le fait d'avoir déjà des concerts en France m'incite à rester indépendante. Toutefois, peut-être que cette crise mondiale mettra en évidence l’intérêt de remettre au goût du jour le système de troupes. J'adore voyager, vivre des expériences nouvelles en permanence mais je suis très attentivement les projets du nouveau Directeur à l'Opéra de Paris en matière de troupe.
Votre duo piano-voix a notamment été sélectionné pour la première Académie Orsay–Royaumont, comment avez-vous vécu cette expérience ?
C'était une année extrêmement riche, tant par la qualité de formation que par l’aspect humain. Vivre et travailler plusieurs jours ensemble, cela fait grandir un duo. Ces moments d'échange (y compris en-dehors de la musique) sont d'une richesse immense. Disons-le, ce projet est un bijou, porté par une équipe extraordinaire, du côté de la Fondation Royaumont comme celui du Musée d'Orsay. C'est formidable que ces deux institutions aient mutualisé leurs forces pour faire naître cette académie. Elle offre un temps de travail (ce qui n'est pas évident avec nos calendriers et notre vie moderne) dans un cadre très calme et inspirant, la possibilité d'écouter les cours des autres duo (car oui, on apprend aussi en écoutant et en regardant les autres). Et puis, cerise sur le gâteau : les personnalités qui viennent partager leur amour du Lied et de la mélodie. Les duos voix-piano : Stéphane Degout et Simon Lepper, Christian Immler et Helmut Deutsch, Véronique Gens et Susan Manoff, Bernarda Fink et Roger Vignoles. Et côté réalisations et concerts : être au musée d'Orsay entourés de ces œuvres d'art, avec des historiens de l'art qui partagent leur amour, leur savoir. C'est un peu comme si nous devenions des ambassadeurs de tout ce patrimoine.
Les concerts se sont aussi déroulés à l'international et nous ont conduites au Oxford Lieder Festival, à la Salle Bourgie de Montréal, au Wigmore Hall de Londres. Nous avons reçu un très bel accueil, très chaleureux, des salles remplies de publics très différents, intéressés et curieux. Certains, amoureux de la langue française, venaient déclamer quelques vers d’un poème reconnu un peu plus tôt au concert. Quel plus bel hommage ! Au Canada, la vente du disque de l’Académie nous a donné l'occasion d’échanger avec les gens. Le public au Festival d'Oxford nous a fait une longue standing ovation. Tout cela fait chaud au cœur !
Vous êtes-vous sentie épanouie dans ce rôle d'ambassadrice artistique ?
Selon moi, en tant que chanteuse française, il est important de jouer son répertoire. Qui plus est, l’accès immédiat au sens du texte au travers des caractéristiques décrites offre une certaine délectation. Évidemment, cela n'empêche en rien de chanter en d'autres langues. Je suis particulièrement sensible aux mélodies de Debussy, Chausson, Duparc, Ravel tout comme j’aime chanter Mahler, Wagner, Brahms et tant d’autres.
Le format vous a même permis de sauver un concert, au Festival d'Aix-en-Provence l'été dernier : comment avez-vous vécu cet événement ?
Le Festival d'Aix a fait très fort en transformant leur édition 2020 en Festival numérique. C'était un défi pour eux comme pour nous. En effet, nous avons eu l'honneur de jouer Quatre instants de Kaija Saariaho en présence de la compositrice elle-même, ainsi que des mélodies de Sibelius. Comme je le disais, c'était un défi car impossible de rencontrer un coach de finnois autrement qu’en visio-conférence durant le confinement, et impossible de répéter avec ma pianiste Célia. Ainsi, une fois le déconfinement amorcé, refaire de la musique ensemble semblait être comme une bouffée d’oxygène. Et monter sur scène, dans ces conditions particulières, même sans public, était un privilège.
Comment vivez-vous le fait de chanter pour des public aussi réduits, espacés, voire devant une salle vide ?
Même pour des concerts radiophoniques ou captés, nous ne chantons jamais vraiment devant une salle vide : il y a toujours les agents du lieu qui nous accueille, les techniciens, etc. Il y a toujours une adresse, une expression sur le visage de quelqu’un en face, sans oublier le bonheur de pouvoir jouer ensemble. C'est très précieux et on se rend compte que cet "acquis" n'en est pas un du tout. Je suis très reconnaissante pour toutes les possibilités qui m'ont été données de pouvoir chanter. Cependant, ces formats de concerts vont probablement trouver leur limite. La culture sur écrans pallie une absence, un manque, mais il faut avouer que regarder un concert sur son ordinateur voire sur son téléphone portable, ce n'est pas la même expérience. Vivement la réouverture des salles et théâtres. Mais en attendant, je ne peux que saluer tous ceux qui se sont mobilisés et ont permis qu’il n’y ait pas une absence totale de culture, tant du côté du public que celui des artistes.
Votre répertoire lyrique est déjà très large : de Gluck à Wagner en passant par Massenet, de Rameau à Gershwin en passant par Puccini, entre autres. Comment choisissez-vous vos rôles ?
Ai-je la voix que l’on attend pour ce rôle, suis-je prête à le chanter techniquement, par rapport à l'orchestre et à la longueur du rôle ? Telles sont mes quelques questions. J'ai une voix large, qui me porte vers des rôles plutôt dramatiques et il est très important de ne pas accepter des engagements qui pourraient la mettre en péril. J'ai la chance pour l'instant d'avoir des rôles secondaires, qui me permettent de travailler les partitions, d'apprendre en écoutant et en observant les collègues. C'est toute la beauté de l'opéra, on apprend sur soi et avec les autres. Il est des rôles que je rêve de chanter comme Isolde et Brunhilde mais pour l'instant c’est trop tôt, ce qui ne m'empêche pas de les travailler petit à petit.
Vous avez notamment déjà noué une relation continue avec le Théâtre du Capitole à Toulouse, comment cela s'est-il fait ?
Grâce à la confiance très précieuse du Directeur Christophe Ghristi. C'est une rencontre artistique avec lui et sa maison où l'on vous recrute pour votre voix et votre personnalité artistique et parce qu'humainement tout se passe bien.
Il faut reconnaître que j'ai une voix qui demande de ne pas brûler les étapes mais le Capitole de Toulouse m'a offert mes débuts professionnels, et dans La Walkyrie ! Une chance extraordinaire avec un des opéras que j'écoute depuis que je suis toute petite,
Comment avez-vous reçu votre nomination comme Révélation Artiste Lyrique aux Victoires de la Musique Classique 2021 ?
J'étais très heureuse ! C'est déjà très bien d'être arrivée parmi les 3 finalistes (et se rendre compte que des professionnels du monde musical votent pour vous). Je resterai fidèle à moi-même pour cet événement, en le préparant aussi rigoureusement que d'habitude et en prenant du plaisir. La crise nous empêche d'avoir un contact direct, et même si le cours des choses est perturbé, il n’empêche que la vie continue. Le concert des révélations sera sans public mais diffusé, le public pourra donc regarder et voter.
Cette année encore, les six artistes nommées sont des femmes, est-ce important pour vous et comment vivez-vous le fait d'être une femme dans le monde classique d'aujourd'hui ?
N’est-ce pas anecdotique ? Être une femme c'est être une femme. Est-ce le genre qui définit le talent ? Cette question est liée à la perception qu'on a de nous dans le monde, sans quoi la question de l'égalité ne se pose pas et bien d'autres sujets nous animent. Nous sommes dans un monde où les femmes s'affirment, excellent dans leur domaine, se défendent, prennent position et on ne peut que s’en réjouir.
Retrouvez la liste complète des artistes nommés aux Victoires de la Musique Classique 2021,
avec les vidéos des morceaux interprétés au Concert des Révélations
Rendez-vous sur Ôlyrix le 24 février pour suivre la cérémonie en direct et découvrez d'ores et déjà les trois révélations artistes lyriques nommées, en interview :
Marie-Laure Garnier : "Continuer à être qui on est"
Jeanne Gérard : "Servir la beauté de la musique"
Marie Oppert : "Enchantée !"