Jeanne Gérard avant les Victoires de la Musique Classique 2021 : "Servir la beauté de la musique"
Jeanne Gérard, quels sont vos premiers souvenirs d’émotion musicale ?
Ils sont familiaux. Mes parents et moi avions pour habitude de chanter ensemble -essentiellement de la chanson française- lorsque j’étais enfant. La voix de mon père est sans doute ma première source d’inspiration musicale au sens chronologique. Puis, alors que j’avais six ans, ma mère m’a fait écouter un enregistrement de La Callas. C’était la première fois que j’entendais du chant lyrique. Je me souviens d’avoir été submergée par une émotion telle que je me suis sauvée du salon. C’est sans doute de ce bouleversement qu’est née ma passion pour la voix humaine en général et pour l’opéra italien en particulier.
Vous avez fait une classe préparatoire littéraire à Henri IV et une double licence de philosophie et d’anglais à la Sorbonne, comment conciliez-vous ces études avec le chant et que vous ont-elles apporté ?
J’avais très peu de temps pour chanter durant mes deux années de classe préparatoire. Je devais choisir entre chanter et dormir. C’est la raison pour laquelle j’ai décidé de ne pas cuber [redoubler la deuxième année, ndlr] et de finir mon cursus à la Sorbonne en double licence. L’emploi du temps y était beaucoup plus léger et je pouvais travailler mon chant et suivre ma formation de théâtre en même temps. J’ai essayé de vivre sans chanter pendant deux ans et je n’ai pas réussi. Ce que la prépa m’a apporté de plus précieux, c’est finalement la confirmation, la conviction intime et éprouvée que le chant lyrique était ma vocation. Je garde cependant un bon souvenir de la classe préparatoire. Elle m’a permis d’acquérir une discipline et une méthode de travail qui me servent quotidiennement en tant que chanteuse lyrique. Je crois que ces études littéraires et mon intérêt pour les sciences humaines ont beaucoup influencé ma façon d’aborder les personnages, les livrets, les mots. J’aime la phase de recherches et d’analyse qui précède celle de l’apprentissage de la partition.
Comment s’est déroulé votre séjour outre-Atlantique à la Manhattan School of Music ?
C'était une aventure très riche et enthousiasmante. J’ai étudié avec une professeure passionnante, Patricia Misslin, et j’ai suivi les masterclasses de légendes telles que Martina Arroyo, Martin Katz ou Dalton Baldwin. J’ai rodé mes premiers rôles (Zerlina, Norina, Rose) avec des petites compagnies d’opéra, participé à plusieurs créations contemporaines, chanté dans des clubs de jazz, et j’ai surtout fait beaucoup de musique de chambre, dans des salons, des galeries d’art, sur des péniches et au Carnegie Hall. J’avais même créé un collectif de jeunes musiciens avec une amie flûtiste en sortant du conservatoire. Si le Covid le permet, je retournerai chanter à New York la saison prochaine.
Quels ont été les occasions et les rencontres marquantes dans votre carrière ?
Quand je suis rentrée en France, personne ne me connaissait ni ne souhaitait m’entendre. Mathieu Herzog a été le premier chef à avoir accepté de m’auditionner. Il m’a donné de précieux conseils et nous avons à présent plusieurs projets qui nous enthousiasment beaucoup. Peu de temps après cette rencontre, j’ai participé au concours Armel Opera grâce auquel j’ai pu chanter mon premier rôle en Europe (au Palais des Arts de Budapest et à l’Opéra du Nord en Suède). Un an plus tard, j’ai été sélectionnée pour participer au Festival de Verbier. Je m’y suis préparée avec Annick Massis, qui est pour moi l’une des plus grandes bel cantistes actuelles. À la même période, un ami chanteur m’a demandé « tu crois que tu pourrais chanter le Feu ? Tu auditionnes à l’Opéra de Paris la semaine prochaine. » Je suis arrivée un peu tremblante sur le grand plateau de Bastille pour chanter cet air pyrotechnique fraîchement déchiffré. Je n’ai eu que la doublure mais cette expérience m’a ouvert des portes, par la suite.
Un deuxième concours a été important pour moi : celui de Mâcon. J’y avais participé sans grande ambition car je sortais à peine d’une laryngite et la voix n’était pas remise. Mais Alain Duault m’y a entendue en finale et il me soutient merveilleusement depuis. Je lui dois énormément. Enfin, la rencontre de Tom Volf (le réalisateur de Maria by Callas) a été décisive car c’est lui qui m’a présenté mon agent et mon attaché de presse.
Vous avez participé à des projets avec l’Académie de l’Opéra de Paris, comment ce lien s’est-il noué ?
J’avais donc été engagée comme doublure du Feu/ Rossignol dans L'enfant et les sortilèges à l’Opéra de Paris l’année dernière. Le chef d’orchestre Vello Pähn et le metteur en scène Yves Lenoir m’ont donné la chance de répéter presque autant que la titulaire et d’être ainsi entendue à de nombreuses reprises par Christian Schirm (le Directeur artistique de l’Académie), qui m’a ensuite invitée à participer à un projet de récital autour de Beethoven ainsi qu’à une production de Didon et Énée sous la direction de Leonardo García Alarcón dans une mise en scène de Pascal Neyron.
Seriez-vous intéressée par une participation à une académie ou une troupe ?
Une académie ne correspond plus à ce que je recherche aujourd’hui. En revanche, je n’écarte pas la possibilité d’intégrer une troupe, qui offre un cadre idéal pour enchaîner les prises de rôles.
Vous avez notamment été repérée au Festival de Verbier, dans son programme de formation et en concerts, quelle importance ce lieu tient-il dans votre parcours ?
Verbier a marqué un tournant décisif pour moi. Ce festival m’a permis non seulement de chanter sous la direction de Valery Gergiev, de recevoir les conseils d’immenses chanteurs tels que Barbara Frittoli, Thomas Quasthoff et Thomas Hampson, de rencontrer de nouveaux partenaires de musique de chambre, mais aussi de développer mon projet d’album solo et d’être entendue par de nombreux professionnels. Je dois beaucoup au directeur de l’atelier lyrique Stephen McHolm et à la responsable de l’opéra Caroline Dowdle, avec qui je continue de travailler régulièrement. Je suis particulièrement heureuse d’y retourner pour deux concerts cet été.
Vous avez fait vos débuts aux Chorégies d'Orange dans le cadre de l’émission Musiques en Fête 2020, comment avez-vous choisi l’air « O luce di quest’ anima » extrait de Linda di Chamounix (Donizetti) ?
Je tenais à chanter un air belcantiste. C’est mon chef de chant, Antoine Palloc, qui m’a suggéré cette idée. C’était un pari assez audacieux car je ne l’avais encore jamais chanté. Je pensais alors pouvoir le rôder avant de me jeter dans l’arène. Puis le confinement est passé par là et lorsque je me suis retrouvée sur la scène du Théâtre Antique, je n’avais toujours pas chanté “O luce di quest’anima” devant un public. C’était un moment de découverte !
Comment avez-vous vécu cet événement si particulier ?
Je l’ai vécu comme une célébration. J’étais intimidée lors des premières répétitions car je n’avais encore jamais chanté en prime time sur une chaîne nationale. Mais toute l’équipe de la production était extrêmement bienveillante et encourageante, Luciano Acocella est un chef solaire et les musiciens de l’Orchestre National de Montpellier, particulièrement à l’écoute et enthousiastes. Et puis il faut dire que le Théâtre Antique est un lieu magique, merveilleusement enveloppant. Cela dit, malgré toutes ces énergies positives, j’ai eu une sacrée montée d’adrénaline avant de monter sur scène pour la première fois depuis six mois, devant toutes ces caméras. Mais dès que j’ai ressenti la pulsation du public et que l’orchestre a commencé à jouer, le trac s’est transformé en une joie immense.
Quels sont vos projets ?
Je prépare le rôle de Sophie (Werther), que je chanterai à l’Opéra de Nice au printemps, j’ai plusieurs projets de musique de chambre, dont un concert avec Renaud Capuçon au Festival de Pâques d’Aix-en-Provence, il y aura la sortie du prochain CD monographique de Karol Beffa, je travaille à la création d’un spectacle autour de Nadia Boulanger avec le metteur en scène Vincent Huguet : des projets assez éclectiques !
Comment traversez-vous différents répertoires et genres ?
En travaillant ma technique et en veillant à n’accepter que du répertoire qui corresponde à mes capacités vocales actuelles. Tant qu’on chante avec sa voix et qu’on en prend soin, rien n’empêche de chanter à la fois des opéras de Mozart, du bel canto et de la musique contemporaine. Je ne vois aucune raison de me limiter à une époque ou à un genre. La beauté de la musique et le sentiment -ou plutôt l’espoir- de pouvoir la servir sont les seuls véritables critères qui déterminent mes choix artistiques.
Comment vivez-vous la crise actuelle ?
Je tâche de faire contre mauvaise fortune bon cœur en utilisant ce silence imposé pour travailler mon instrument dans la lenteur, pour préparer mes prochaines prises de rôles et pour aborder du nouveau répertoire. J’ai la chance de travailler avec des musiciens et artistes passionnants qui me maintiennent dans une certaine émulation et qui nourrissent ma créativité. En revanche, je n’arrive pas à m’habituer aux concerts virtuels et à l’absence de public. Je ne sais pas créer d’alchimie dans une salle vide et glaciale. Comme la plupart de mes collègues, je n’ai pas chanté devant un public depuis fin octobre. Il est difficile de ne pas se sentir muselé et méprisé par les mesures drastiques que le gouvernement nous impose lorsque l’on passe devant un grand magasin bondé.
Cette année aussi les six artistes nommées dans les deux catégories lyriques sont des chanteuses, comment vit-on en tant que femme le monde (musical) actuel ?
Je n'ai jamais considéré mon genre comme un obstacle, même dans mes démarches artistiques les plus personnelles. Je ne me suis jamais sentie moins respectée, considérée ou entendue parce que je suis une femme. Ce n’est évidemment pas le cas de toutes mes consœurs. Sans doute ai-je eu beaucoup de chance jusqu’à maintenant.
Comment avez-vous vécu cette nomination aux Victoires de la Musique Classique ?
J’ai reçu cette nouvelle avec beaucoup de joie, après un mois de novembre particulièrement difficile en raison des annulations en cascades. Je mesure ma chance d’être entendue en cette période si complexe et je pense à tant de collègues talentueux que le contexte actuel prive de la visibilité dont je bénéficie en ce moment. Mais, à vrai dire, avant de me réjouir de la reconnaissance professionnelle dont témoigne cette nomination, ma première réaction a été : “génial ! Je vais pouvoir faire un concert avec Antoine !”. Je me languissais tant de la scène. Cet objectif inattendu m’a permis de recouvrer une énergie que je commençais à perdre et m’a donné un souffle nouveau.
Retrouvez la liste complète des artistes nommés aux Victoires de la Musique Classique 2021,
avec les vidéos des morceaux interprétés au Concert des Révélations
Rendez-vous sur Ôlyrix le 24 février pour suivre la cérémonie en direct et découvrez d'ores et déjà les trois révélations artistes lyriques nommées, en interview :
Marie-Laure Garnier : "Continuer à être qui on est"
Jeanne Gérard : "Servir la beauté de la musique"
Marie Oppert : "Enchantée !"