Javier Camarena et Les Musiciens du Prince-Monaco : happening new year
Le programme du récital est agencé comme un habile jeu de dominos, entre ouvertures instrumentales et successions thématiques (Roméo et Juliette), compositionnelles (Rossini) et linguistiques (l’italien, le français, l’espagnol). Il donne la préséance à l’inconnu, à l’ouverture des possibles en début de partie, avec le compositeur Manuel Garcia père. Ce chanteur lyrique espagnol, mais également compositeur, chef d’orchestre et directeur de théâtre, père de la Malibran et de Pauline Viardot, fera une partie de sa carrière à Paris. Il est l’un des auteurs défendus par le soliste et par la ligne artistique des Musiciens du Prince-Monaco. L’autre est Niccolò Antonio Zingarelli, un compositeur napolitain prolifique d’opera seria, maître de Bellini.
Le chef milanais Gianluca Capuano et sa phalange à la tradi-modernité stimulante (des instruments d’époque à la trompette mariachis, en passant par une harpe flambant neuf) ne s’interdisent rien. Les ouvertures d’opéra programmées en intermède (Garcia, Rossini, Donizetti), telles trois brefs concertos pour orchestre, forment un triptyque sonore concertant et crépitant. C’est bien celle de L'Italienne à Alger (Rossini) qui rafle la mise, auprès d’une audience qui en redemande de virtuosité et de couleur. L’acoustique permet de tout entendre de cet impeccable ensemble princier dont même le froufrou de la tourne de page sait se faire musical. Le maestro parvient à maintenir serrées et régulières, dans l’ouverture de Garcia, des textures qui pourraient aisément s’effilocher. La gestique est élégamment mesurée, le déhanché subtil. Il aborde la scène avec une sûreté et une maturité d’intention, rappelant celle d'un montreur de marionnettes virtuose qui mettrait en mouvement une boite à musique enchantée, du souffle des bois vers la nuit du violoncelle solo.
Camarena surgit sur scène, auréolé de cette poésie sonore, tel un pierrot lunaire. Le ténor latin exalte le beau chant d’Italie avant d’étonner davantage les oreilles par la suavité qu’il donne au français. Dans le diptyque consacré aux amants de Vérone (Bellini, I Capuleti e i Montecchi, "È serbato a questo acciaro" et Zingarelli, Giulietta e Romeo, "Più dubitar mi fan questi suoi detti..."), il commence par déployer son art tranquille du vibrato. Il chauffe à petit feu sa matière vocale, en fluidifie l’épaisseur et la dynamique interne, de manière à y incorporer les timbres orchestraux. Passé ce moment de préparation, il enfourche la phalange pour partir à la poursuite d’une même cible : Rossini (Ricciardo e Zoraide, "S’ella mi è ognor fedele..." ; La Cenerentola, "Sì, ritrovarla io giuro", son bis au Metropolitan). Dans cette chevauchée fantastique, cette course vers la cime sonore, sa ligne vocale semble fendre l’air avec une épée flamboyante. L’art du crescendo dans l’aigu est à son fait, alors que le ténor fait rougeoyer différentes nuances de voyelles, y compris avec le « O », peut propice pourtant à l’ouverture buccale. Camarena sait aussi passer d’un timbre à l’autre, au sein d’un même air, quand la contemplation cède à l’action, l’amour à la bravoure. L’effet est naturel mais saisissant. L’épée flamboie en fonction de la lumière qu’elle veut attraper. Il la tient depuis la garde de son medium, aussi solide que moelleux.
Le programme s’achève et s’élargit avec un delta en langue française. Il s’ouvre encore, avec finesse, par un extrait de La mort du Tasse de Manuel Garcia ("Mais que vois-je ? Une lyre !… Vous dont l’image toujours chère"). Suit un moment de pure suspension émotionnelle, sans aigus projetés, sinon dans la félicité évanescente des pianissimi, atteints aux confins de longs diminuendi ("Vainement, ma bien aimée", Le Roi d'Ys, d’Edouard Lalo). Le moment est celui de la caresse, du legato, de l’élasticité propre à une langue délivrée d’accents toniques à chaque mot. Le timbre se fond dans la demi-teinte de l’alliage de la harpe et du cor, puis il se déploie vers le public et ses attentes avec l'air-signature aux fameux contre-uts : « Ah ! Mes amis, quel jour de fête », air de Tonio dans La Fille du Régiment de Donizetti, autre air bissé au Met, et ailleurs. Il mirlitone avec l’orchestre et avec élégance, puissant « militaire et mari ». Il appelle et produit l’ovation méritée, insistante et rythmée par les talons, aussi bien dans la salle que sur scène.
La fin du spectacle se donne comme un autre spectacle : une inattendue déflagration de liberté, un happening lyrico-scénique destiné à balayer les poussières de l’ancien monde. De la tarentelle napolitaine (La Danza), à La Cenerentola Cecilia (venue soudainement balayer la scène, littéralement), en passant par les boléros cubains envoûtants (Osvaldo Farrés), le ténor mexicain rapproche les mondes, les genres et les êtres. Le duo Camarena-Bartoli est même ponctué, depuis la salle, par des solistes du Thaïs de Massenet actuellement en répétition : Ludovic Tézier et Cassandre Berthon. Javier Camarena exprime au public, depuis la claire voix parlée d’un anglais impeccable, toute sa gratitude.
Standing ovation.
L'Opéra de Monte-Carlo bénéficie du label gouvernemental "Monaco Safe" Covid-19.