Siegfried de Wagner : l'Opéra de Paris enregistre à Radio France
L'Orchestre de l'Opéra National de Paris combine ici encore les qualités déployées dans les trois autres épisodes, comblant ainsi le cycle qui marque symboliquement la fin du mandat de Philippe Jordan. Le Directeur musical (désormais de l'Opéra de Vienne) aura en effet sauvé ce Ring prévu pour sa dernière saison, avec l'appui du nouveau Directeur Général de l'Opéra de Paris, Alexander Neef (présent en salle tout au long de cette grande dernière, aux côtés de la Wagnérienne Ministre de la Culture Roselyne Bachelot, de la Direction de Radio France et de France Musique).
Le son orchestral est à la fois ample dans la masse et limpide dans l'articulation. Les timbres plongent dans les profondeurs ténébreuses de la forêt et de la caverne où s'ouvre l'œuvre, comme ils jaillissent vers la lumière héroïque en traversant la tendre suavité des chants d'oiseaux et de l'amour des tourtereaux. Chaque instrument, pupitre, et tous ensemble, Philippe Jordan les dirige avec son investissement clair et tonique, toujours aussi intense et tenant la distance.
Les chanteurs, contrairement à Bastille où ils étaient à l'avant-scène, sont ici derrière l'orchestre (dans les gradins qui auraient donc également dû être condamnés si du public avait été admis, pour respecter les mêmes distanciations : réduisant encore d'autant une jauge déjà très réduite). Les solistes lyriques doivent donc ici percer le son de l'orchestre, ce qui n'est nullement un problème pour le ténor d'Andreas Schager, a fortiori pour son Siegfried qui entre sur des Hoiho héroïques. La voix transperce comme des coups de poignard et se déploie avec l'intense longueur d'une lance. Schager comme Siegfried ne connaît pas la peur, celle de projeter sa voix de tous ses moyens et constamment, quitte à déraper sur trois aigus (quantité négligeable au regard de l'intensité et des prises de risques). Même l'amour pour sa mère qu'il n'a pas connue, puis pour Brünnhilde qu'il embrasse, ne l'éveillent à la tendresse que pour mieux servir de rampe d'envol au lyrisme héroïque, dans une surenchère vocale à la bravoure assumée. Siegfried ressuscité dans cet épisode qui porte son nom (étant donné qu'il est enregistré après celui de sa mort dans Le Crépuscule des Dieux) est toujours aussi puissant. Il atteint même un nouveau sommet de ce cycle lorsqu'il resoude l'épée légendaire Notung avec une voix à l'image de la forge qu'il chante : en fusion sur un timbre de fournaise nourri par une immense soufflerie (le ténor mime même les coups de marteau en cadence avec le percussionniste). Il joint en effet à nouveau le geste à la parole, lançant tout autant son corps dans des sursauts frénétiques, écartant les bras, grand et vif comme il chante, levant même le genou au risque de frapper le pupitre.
Face à cette voix et ses mimes, Mime ne fait pas semblant et relève le défi du duel dans une lutte impressionnante, aux dimensions Tétralogiques. Avec intensité, déploiement et articulation, Gerhard Siegel incarne toujours aussi intensément que dans le premier épisode, épidermique même, ce personnage sournois dont l'acidité vocale est maîtrisée pour mieux se changer en douceur enjôleuse, avant de se déchirer sous les coups tranchants de ses propres consonnes révélant ses intentions. Le ténor allemand (face au ténor autrichien) va jusqu'au hoquet dans la colère et la maîtrise vocale qui plonge ensuite dans un grand legato de Lieder toujours puissant et endurant, jusqu'au bout de la force et forfanterie, perçant lui aussi le plus puissant sommet de l'orchestre.
Alberich s'impose aussi en frère de ce mime dont il reprend l'intensité marquée. Jochen Schmeckenbecher lance ses accents et intentions directement vers les aigus droits, marquant volontiers la colère et la fatigue de celui qui monte la garde devant le dragon qui garde l'anneau et le trésor.
Iain Paterson reprend son rôle de Wotan (de la première moitié du cycle), et donc désormais le bâton de pèlerin de ce Dieu devenu Wanderer (Voyageur errant). Il l'incarne avec une certaine distance, présente avec justesse combien il accepte son destin, comme il cèdera la route à Siegfried une fois vaincu. Le caractère apaisé sans être résigné ne peint toutefois pas le tableau complet du monde qu'il doit présenter et sur lequel il doit rappeler qu'il gouvernait. Le chanteur manquant de grave et de volume fait comprendre pourquoi le brasier dont il a entouré La Walkyrie et sa lance divine n'impressionnent pas Siegfried. Il sait toutefois ménager ses effets sur les silences de l'orchestre pour éveiller le dragon d'un riche murmure, mais moins pour éveiller Erda (l'orchestre le couvrant).
Fafner déploie les graves riches et longs attendus pour ce rôle, avec une ampleur très articulée qui conjugue le bâillement du dragon et la faim de l'ogre. Dimitry Ivashchenko présente ainsi plus de rondeur que de menace, mais sait mener la voix jusqu'à la suavité de son aigu couvert pour mourir. Erda se réveille également, avec la voix de Wiebke Lehmkuhl. Elle qui a déjà vu L'Or du Rhin et surtout Le Crépuscule des Dieux s'anime progressivement, sur les larges résonances de son médium, d'un souffle long et cotonneux mais qui se marque de plus en plus. Brünnhilde, troisième et dernier personnage qui s'éveille dans cet opus, déploie très progressivement chaque phrasé et l'ensemble de sa voix, comme encore éblouie du soleil et de l'amour qu'elle découvre. Les paroles délicates enflent vers d'importantes lignes, l'éveil vocal est porté par son fameux leitmotiv qui émerge également et cet immense duo final avec Siegfried. Les couleurs se précisent mais le cœur du son proposé par Ricarda Merbeth reste peu perceptible, manquant d'appui sur les reprises d'air.
Cette version pourtant de concert, par la dramaturgie même de la musique wagnérienne et l'incarnation de ses interprètes (vocale et même physique) a certaines allures de mise en scène ou au moins en espace. Pour les besoins du son, les protagonistes percent le rideau sonore et, à l'inverse (mais correspondant tout autant à son personnage), l'oiseau de la forêt est chanté par Tamara Banješević depuis les hauteurs de cet auditorium boisé : sa voix aux reflets clairs tourne brillante et piquante dans la salle. C'est toutefois d'un oiseau wagnérien qu'il s'agit (et Siegfried la comprend parce qu'il a goûté au sang du serpent) : son pépiement même est donc appuyé, élancé (a fortiori avec cette soprano qui se balance sur les accents de la musique, comme elle le faisait en Woglinde).
Philippe Jordan qui aura convoqué durant tout ce Cycle le tranchant de l'épée et le fer de lance, menant un combat d'escrimeur au fil de ces riches heures, referme ainsi son mandat, boucle la boucle du Ring et laisse l'anneau de son engagement à l'Opéra de Paris, pour aller vers d'autres Ors, au-delà du Rhin (à Vienne).
Retrouvez nos comptes-rendus de tous les épisodes de cette Tétralogie :
L’Or du Rhin fait scintiller une Bastille dépeuplée
La Walkyrie chevauche de la Bastille au Walhalla
Le Crépuscule des Dieux contre le crépuscule des lieux à Bastille
Et rendez-vous sur ces pages pour la retransmission France Musique à 20h les 26, 28, 30 décembre 2020 & le 2 janvier 2021