Placido Domingo, Doge de Monaco pour un soir d’exception
Sixième ouvrage lyrique de Verdi, succédant au triomphal Ernani, I due Foscari appartient aux « années de galère de sa carrière » selon la célèbre boutade dû au compositeur lui-même. Le livret de Francesco Maria Piave d’après Lord Byron, manque de ressorts dramatiques et de rebondissements notamment au premier acte où les protagonistes se succèdent sans vraiment créer de liens réels. Seul le duo tout empli de passion entre le Doge Francesco Foscari et sa belle-fille Lucrezia Contarini venue solliciter désespérément son aide semble se détacher véritablement. Car il paraît clair que c’est le personnage du Doge lui-même qui occupe en principal Verdi et son librettiste. Ce vieillard, hier puissant Doge de Venise, se heurte désormais au terrible Conseil des Dix qui condamne sans appel son fils Jacopo faussement accusé de meurtre à l’exil. Partagé entre son amour filial et son sens inné de l’ordre et de la Justice, le personnage de Francesco Foscari permet au baryton qui l’interprète de développer toute une gamme diversifiée de sentiments. Et effectivement, dès son entrée en scène et contrairement à des partenaires plus convenus, Placido Domingo apparaît pleinement habité par le rôle, fière et haute silhouette couronnée de cheveux blancs, fiévreuse aussi et comme prête à s’abattre tel un chêne des temps anciens.
À l’aube de ses 80 ans, Domingo -sans posséder les moyens exacts d’un rôle dévolu nettement à un baryton des premières années verdiennes mais doté d’autres atouts liés à l’expérience et au sens de la scène-, stupéfie une nouvelle fois par la densité vocale qu’il déploie, la largeur des moyens -qui se modère dans les ensembles-, la sécurité dont il fait preuve. Dès sa romance d’entrée O vecchio cor, che batti, la justesse d’approche sidère. Elle ne cesse ensuite de s’affirmer avec pour corollaire, son interprétation bouleversante et si humaine de son air du troisième acte, suivie d’une interminable ovation du public monégasque présent au sein de la Salle des Princes du Grimaldi Forum. Son chant refuse les excès et la surinterprétation : il cherche et parvient à transmettre le sens profond du personnage. Malgré ses déboires récents et des campagnes médiatiques, il faut encore compter avec un artiste qui défie le temps, les modes et les époques.
À ses côtés, la soprano Anna Pirozzi déploie dans le rôle de Lucrezia des moyens exceptionnels. L’ampleur rare de la voix se dote d’une aisance constante jusque dans les cabalettes et d’une véhémence d’accents appropriée à un rôle créé par la légendaire soprano colorature de type dramatique Marianna Barbieri-Nini, la future Lady Macbeth de Verdi. Le grave résonne aussi pleinement et les périlleux écarts vocaux du rôle -en dehors de deux ou trois aigus un peu tirés-, ne se semblent nullement l’éprouver. Elle parvient même à alléger son chant avec des aigus filés. Il lui reste à investir un peu plus son interprétation au niveau du ressenti et de l’émotion.
La prestation du ténor Francesco Meli dans le rôle certes ingrat de Jacopo Foscari traduit bien les tourments du personnage, notamment au deuxième acte, mais son chant est presque constamment en force, voire surdimensionné et au phrasé manquant de netteté, avec des sons souvent pris un peu bas. Incarnant l’impitoyable Jacopo Loredano, ennemi juré du Doge, Alexander Vinogradov remplit entièrement son contrat avec une voix de basse bien caractérisée et facile d’émission. Dans le rôle très épisodique de Pisana, la suivante de Lucrezia, la jeune mezzo-soprano italienne Erika Beretti offre de belles couleurs et des moyens qui demandent à s’exposer dans des incarnations plus intéressantes. Comme elle, le jeune ténor Giuseppe Tommaso, malgré le côté très morcelé du rôle de Barbarigo, donne à entendre une belle voix de ténor lyrique bien timbrée.
Placé à la tête de l’Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo et des Chœurs de l’Opéra, Massimo Zanetti révèle ses affinités affirmées avec la musique de Verdi pour ces Due Foscari : respect des pulsations verdiennes, sens affirmé des aspects dramatiques, mise en valeur pleine et entière des pupitres de l’orchestre (magnifique prélude à cappella violoncelle/alto au début du deuxième acte) et d’une orchestration puissante qui augure des ouvrages de Verdi à venir, ceux de la maturité.
Le Festival d’Aix-en-Provence dans son cru 2021 présentera à son tour I due Foscari en version de concert avec l’autre vétéran du monde lyrique, Leo Nucci (78 ans) !