La Walkyrie chevauche de la Bastille au Walhalla
Rien ne lui aura été épargné. Prévue comme l’aboutissement des mandats de Stéphane Lissner et de Philippe Jordan, la production de la Tétralogie devait d’abord être mise en scène par Calixto Bieito. Las, le premier confinement et les travaux automnaux de Bastille auront d’abord eu raison de la version scénique. Grâce à la ténacité du Directeur musical, le Ring parvenait à se maintenir en version concert, jusqu’à ce que le second confinement le prive de public. Une captation audio en direct était alors prévue. C’était sans compter sur des cas de Covid parmi les artistes, entrainant un retard dans les répétitions et l’obligation de jouer les œuvres dans le désordre, pour une diffusion ultérieure. Buvant le calice jusqu’à la lie, la série de concerts devait encore déplorer trois annulations, dont celle de Jonas Kaufmann. Tel le phénix, le Ring prend donc malgré tout son envol, avec des remplaçants de luxe, qui illuminent la production : Stuart Skelton en Siegmund, Lise Davidsen en Sieglinde et même Ricarda Merbeth (qui interprètera Brünnhilde dans la suite) en Helmwige (rôle qu’elle chantait à Bayreuth en 2001).
Le ténor (qui se confiait en interview à la veille de son Lohengrin in loco) parait, détaché, les mains dans les poches, tourné vers l’orchestre. Dès les premières notes pourtant ses sourcils se froncent, ses mains accompagnent les mouvements des archets, marquant les inflexions de la musique. Imprégné, parfois même exalté, Stuart Skelton déroule une partie dont il est l’un des principaux interprètes depuis sa prise en rôle en 2004. Sa voix ténébreuse jusque dans des graves affirmés s’éclaire dans l’aigu, variant les couleurs, tout comme varient les nuances depuis des piani délicats jusqu’à de résonnants forte, ou encore les intensions depuis des scansions explosives jusqu’à de délicats legati. Si l’auditeur de France musique percevra cette musicalité, il ne verra pas ses regards facétieux lancés à ses partenaires pour partager le plaisir d’être ensemble à produire de la belle musique.
Sa sœur jumelle, Sieglinde, bénéficie d’un remplacement non moins qualitatif. Lise Davidsen, d’abord aussi timide que son personnage, s’affirme au fil de l’œuvre jusqu’à lancer des aigus puissants et longs, charnus et riches en harmoniques. La lauréate de la compétition Operalia 2015 expose une voix ample mais légère au vibrato vif et vivace. Günther Groissböck prête sa voix tonnante et sombre au dangereux Hunding. Les mains placées sous les aisselles à chaque intervention, les muscles tendus, il déploie de larges résonateurs. Imprégnant son chant d’un théâtre éloquent, il s’appuie sur un phrasé long et une diction très articulée (ses r sont ainsi roulés sur cinq battements de langue).
En Brünnhilde, Martina Serafin fait son entrée sur d’agiles cris de guerre, qui laissent vite place à un phrasé voluptueux. Sa voix est ferme, son vibrato fin et son timbre fleuri, avec une pointe d’amertume. Si le maître des dieux Wotan se trouve en mauvaise posture dans l’opus, il en va de même pour son interprète, Iain Paterson. Son timbre mat, malgré l’eau pétillante dont il humecte ses muqueuses entre chaque intervention, peine à dépasser le torrent orchestral. Ce n’est que lorsque ce dernier se tarit, lors des adieux, que sa voix, moins forcée, gagne en brillance. La beauté du timbre s’affirme alors et le phrasé gagne en poésie. Sa femme, Fricka, prend les traits d’Ekaterina Gubanova, dont les aigus fins sont maîtrisés quelles que soient les nuances. Son timbre velouté est épicé par une diction cinglante et une incarnation vibrante.
Les walkyries forment un octuor charmant, mené par la Helmwige de Ricarda Merbeth, qui voltige sur des aigus fins aux intenses trilles et par Sonja Šarić en Gerhilde, qui se montre sonore de sa voix capiteuse. Elles sont accompagnées de Christina Bock, Waltraute à la voix corsée dans le médium et brillante dans l’aigu, Anna Gabler (Ortlinde) qui projette efficacement une voix fine et ciselée, Marie-Luise Dressen (Rossweisse) au timbre acidulé, Julia Rutigliano (Siegrune) aux graves cuivrés mais pas toujours assez projetés, Noa Beinart (Grimgerde) au timbre de braise et Katharina Magiera (Schwertleite) à la voix ample et sombre.
Tandis qu’Alexander Neef, Directeur des lieux présent dans la salle, bat la mesure d’une main légère en fin mélomane, Philippe Jordan, grand artisan de cette captation, s’appuie sur des gestes saccadés, expressifs et vigoureux, chantant en même temps que les solistes, s’accroupissant avant de se tendre vers ses musiciens, une main exaltant largement les élans des cuivres tandis que la baguette bat de l'autre, minuscule, pour maintenir en même temps la subtilité des cordes. La puissance des phrasés s’allie à la finesse des nuances pour construire une interprétation trépidante et passionnante. Le duo entre Siegmund et Brünnhilde, tout comme les adieux de Wotan, sont ainsi un trésor de délicatesse.
Reste maintenant à attendre la diffusion du cycle sur France Musique, du 26 décembre au 2 janvier. D’ici là, le confinement sera levé et les théâtres auront de nouveau accueilli du public.
Retrouvez nos comptes-rendus de tous les épisodes de cette Tétralogie :
L’Or du Rhin fait scintiller une Bastille dépeuplée
La Walkyrie chevauche de la Bastille au Walhalla
Siegfried de Wagner : l'Opéra de Paris enregistre à Radio France
Le Crépuscule des Dieux contre le crépuscule des lieux à Bastille
Et rendez-vous sur ces pages pour la retransmission France Musique à 20h les 26, 28, 30 décembre 2020 & le 2 janvier 2021