Madame Butterfly captée à l'Opéra National de Grèce : modernité et tradition
La mise en scène, les décors et costumes signés Hugo de Ana marient les univers traditionnels et modernes du Japon et de l'Amérique (en résonance avec l'intrigue de cet opéra). Des épures de bâtisses orientales traditionnelles sont animées de projections vidéo (signées Sergio Metalli) : trois petites pièces aux cadres de bois devant l'immense estampe imprimée à travers tout le plateau, et animée par des vagues visuelles, couchers de soleil, nuit. Progressivement (suivant le drame), les cases se vident puis disparaissent entièrement, les estampes se dissipent et ne laissent plus voir que la mer de plus en plus obscure à l'horizon : symbolisant l'attente du retour de l'aimé puis le désespoir (dans les lumières crépusculaires de Valerio Alfieri).
Costumes et accessoires également célèbrent cette belle et triste union de la tradition vers la modernité, jusqu'au moindre figurant avec tenue de marin et chemise aux motifs japonais. Les femmes apportent un défilé de couleurs éclatantes avec robes et ombrelles, parachevé par Cio-Cio San. Mais dès le début, certaines geishas ne sont que souffrance, brusques réactions de protection, tenues et masques noirs comme des baillons (anti-Covid habilement intégrés à la mise en scène, comme pour les figurants-ninjas). Ces contrastes sont toutefois tellement appuyés, certaines images plongent dans une simplification littérale du sens : Pinkerton sortant une corde rouge pour la nouer autour des mains de Cio-Cio et la tirer dans le lit de noces, puis, juste après le premier entracte, Butterfly apparaissant tristement filant son rouet, se levant et traînant avec elle une icône de Jésus Christ pour bien faire comprendre qu'elle se voue à un autre Dieu (l'héroïne allant même jusqu'à troquer son peignoir pour un jean et à littéralement habiller son fils du drapeau américain, en lui offrant une poupée de Mickey Mouse devant un aigle américain volant sur les vagues animées d'Hokusaï).
L'Orchestre maison (sous la baguette de Lukas Karytinos) sait pour sa part marier ces contrastes sans les opposer, suivant en cela cette partition qui harmonise hymne américain, mélodies traditionnelles japonaises et orchestre bel canto. Cette union est déployée avec une intensité vériste, faisant oublier dans la retransmission sonore qu'il s'agit de la version pour orchestre réduit (réalisée par le chef et compositeur argentin Ettore Panizza, que Puccini appréciait). L'intensité s'équilibre de surcroît avec la grande discrétion du Chœur maison (préparé par Agathangelos Georgakatos).
L'intensité transparaît également dans la captation vidéo, celle d'une prosodie soignée (d'autant plus appréciable que des sous-titres sont également disponibles en grec, anglais et français), comme celle d'une direction d'acteurs énergique. Cette intensité s'additionne toutefois à celle que déploie instinctivement et constamment Ermonela Jaho dans ses incarnations. De fait, l'artiste sacrifie l'humilité associée au personnage et fait de Butterfly une Traviata japonaise. L'intensité de jeu est toutefois au diapason de l'éloquence vocale, là encore immédiate : avant même d'entrer en scène, ses premières interventions sont un peu plus aiguës que les notes écrites, pour faire miroiter une apparition angélique et pour plonger d'autant mieux ensuite dans des graves profonds (rappelant l'amplitude de son ambitus). "Un bel dì, vedremo" résume et déploie toutes ces qualités depuis le grave convoquant le râle jusqu'aux aigus lyriques intensément appuyés et déployés en passant par un médium marqué (l'air fameux récoltant brava et applaudissements).
Dans un jeu lui aussi très animé et dynamique, Pinkerton assume pleinement le caractère terre-à-terre (même s'il est marin) que lui donne le livret au premier degré : il est ici un touriste en chemisette à fleurs. D'autant que la voix est à l'avenant : le ténor Gianluca Terranova assume toutes les bravades vocales avec une grande intensité projetée à travers tout l'ambitus. Les élans vers l'aigu intense sont ceux de l'hédoniste en quête de plaisir sans conséquences, son timbre franc et direct illustre comme le dit le livret : "l'envie de saisir le papillon quitte à lui briser les ailes". Mme Kate Pinkerton (Violetta Lousta) imite d'ailleurs son mari, voulant régler tous les problèmes (et même acheter l'enfant de Butterfly) en tendant des liasses de dollars, mais aussi une voix sûre et grave.
Les personnages secondaires sont rendus d'une manière aussi franche et simple, les deux personnages bienveillants avec une tendre épure seyant à leur personnages, les deux autres en caricatures malveillantes.
Suzuki soutient avec un dévouement constant sa maîtresse Butterfly et la partition de Puccini, Chrysanthi Spitadi déployant l'intensité de ses lignes dans le cadre d'un phrasé et d'une attitude faussement effacés. Sharpless (consul des États-Unis d'Amérique à Nagasaki) est chanté et joué par Dionysios Sourbis d'une voix sonore, tremblant d'intensité en voulant renforcer la droiture de son caractère.
Au contraire, Goro, campé par Nicholas Stefanou accentue la caricature du vil entremetteur vénal avec sa tenue et son maquillage traditionnel servant ce caractère fourbe d'une voix placée mais pincée, sinueuse comme ses intentions (notamment lorsqu'il déploie un catalogue de photographies des geishas disponibles). Le Bonze (Yanni Yannissis), malgré son apparence tout droit sortie d'une pièce de Nô, a peu d'impact vocal, le chant restant droit et central. Le Prince Yamadori (Marios Sarantidis) est même porté et animé comme une marionnette (par les ninjas), la voix demeurant homogène et droite mais sachant pourtant vibrer.
L'Officier d'état civil (Theodoros Aivaliotis) arrondit les angles dramaturgiques et atténue les excès en rappelant le cérémoniel corseté des traditions et de cette société, s'abattant sur Cio-Cio San tout en lui donnant ses envies d'ailleurs où elle se brûlera les ailes. Le Commissaire impérial (Dionisos Tsantinis) lui emboîte le chant encore plus direct et droit. Enfin Petros Salatas apporte à la fois la bonhommie et le regard froncé du personnage Yakuside.
Le drame finit dans le rouge sang, celui du rond central immense d'un drapeau japonais crépusculaire.
Cette première VOD (vidéo à la demande) de la GNO TV (Greek National Opéra) sera suivie par le ballet Don Quichotte (en décembre) puis Don Giovanni (fin décembre), chacune restant disponible jusqu’au 31 juillet 2021, au prix de 10 €.