Requiem pour Le Viol de Lucrèce au Capitole de Toulouse
Les Racines du drame
"Comme toujours, le départ de ce projet était à la fois une contrainte et une envie. Ce sont toujours ainsi que se rejoignent les plus beaux projets", nous explique le Directeur du Théâtre du Capitole, Christophe Ghristi. "L'envie était immense : celle de présenter pour la première fois à Toulouse cette œuvre extraordinairement fascinante, qui faisait partie de ces titres dont je rêvais comme d'une évidence. La musique, le livret, l'histoire aussi de cet opéra du XXe siècle en font quelque chose de très particulier : une réponse à l'Apocalypse, juste après la Seconde Guerre Mondiale, juste après Peter Grimes.
Cette production a aussi été construite malgré les contraintes, voire même un peu grâce à elles comme nous l'explique le Directeur Christophe Ghristi : "Lorsque j'ai élaboré cette saison 2020/2021, l'Orchestre national du Capitole de Toulouse devait à ce moment être en tournée : il n'était pas question de faire un grand ouvrage symphonique, c'était donc l'occasion idéale de mettre en scène cet opéra de chambre. La contrainte pour Le Viol de Lucrèce était très importante, avec un petit budget de production, puisqu'elle devait venir après une grande nouvelle production (Les Pêcheurs de perles par Thomas Lebrun avec Emmanuel Plasson, Anne-Catherine Gillet, Mathias Vidal, Alexandre Duhamel, Jean-Fernand Setti), et il est logique que le théâtre concentre à ces occasions certains de ses budgets les plus conséquents. Mais faire un spectacle avec peu de moyens a quelque chose de formidable, lorsque l'ouvrage s'y prête et c'est le cas pour cet opéra de chambre : l'essentiel n'est pas la grande éloquence romantique, ce n'est pas du tout un péplum, mais un drame intime et abstrait entre quelques personnages, qui se prête à une économie de moyens. J'avais suggéré à Anne (Delbée) de travailler directement avec Hernan Penuela, notre chef d'atelier et décorateur (qui œuvrait également sur Platée par Shirley et Dino, auquel nous rendions hommage au premier confinement). Dans de telles contraintes, travailler ainsi directement permet de parfaitement doser le projet dans le planning et dans l'économie, et comme il a un talent extraordinaire rehaussé d'un amour pour la scénographie, les idées se sont composées ensemble."
La mise en scène
"Le choix pour la mise en scène s'est porté très naturellement sur Anne Delbée, femme merveilleuse et elle-même personnage de théâtre, qui a passé sa vie sur les planches." Christophe Ghristi l'avait invitée à revenir au monde de l'opéra, l'année dernière : elle qui avait auparavant mis en scène La Traviata, Don Giovanni ou encore Le Chevalier à la rose, faisait son retour lyrique, au Capitole, avec Norma en ouverture de la saison dernière (2019/2020). "Tout son travail théâtral sur la tragédie m'avait mené à penser qu'elle est la personne faite pour monter un tel ouvrage. Je n'ai compris qu'après lui avoir proposé le projet, qu'elle avait vu très jeune les représentations du Viol de Lucrèce (la pièce de théâtre de l'auteur français André Obey qui a inspiré Britten) mis en scène par Jean-Louis Barrault. Il est très difficile de trouver aujourd'hui des metteurs en scène qui ont la perception large, ample du tragique. Le Viol de Lucrèce touche un sujet terrifiant, il fallait trouver la personne qui ait la surface d'envisager une telle histoire."
Cette intensité est justement celle avec laquelle Anne Delbée nous parle de cet opéra : "Je trouve que c'est l'une des plus grandes œuvres de l'humanité. J'ai reçu un choc énorme en écoutant cette musique et en relisant ce texte magnifique. C'est d'autant plus poignant en cette période et dans ce contexte tragique car j'ai toujours pensé que si l'humanité disparaissait, le théâtre et la scène la réinventeraient. J'avais été invitée à Beyrouth, à la fin de la Guerre civile, pour rouvrir le théâtre du Casino de Jounieh avec la pièce Camille Claudel. Il pouvait sembler ridicule de rouvrir un théâtre en temps de guerre. Pourtant, 1500 personnes sont venues dans une immense émotion. Cette émotion est le point de départ et le choc de cette mise en scène pour Toulouse du Viol de Lucrèce avec la beauté absolue de la musique. Ce choc, Britten a voulu l'exprimer, précisément à ce moment de la Seconde Guerre mondiale. Rappelant, peut-être, que seul l'art, la musique, la beauté sauveront le monde."
Sa mise en scène du Viol de Lucrèce, Anne Delbée l'a conçue avant la pandémie de Covid-19 mais elle y répondait en la prédisant, puisqu'elle était précisément partie de son expérience à Beyrouth, de "cette idée d'un théâtre à l'abandon, fermé." Tel en est le décor avec une immense reproduction de la tête du Julien de Médicis de Michel-Ange, couchée. Le théâtre viendra la relever, comme il doit relever notre monde, c'est d'ailleurs l'autre symbole représenté dans cette mise en scène : "un bateau, en train de sombrer, mais dont l'humanité redressera le mât, le remettra à flot". De cette manière, le plateau représente également les différents plans tragiques liés à cette œuvre : la Rome Antique où elle se déroule, comme un univers également métaphorique de l'Europe assiégée durant laquelle Britten la composa, "et puis le plan extrêmement mystérieux et spirituel de cette esthétique."
"Le nœud de cette Lucrèce est un élément qui revient sans cesse dans l'œuvre de Britten et qui m'importe au plus haut point : l'innocence bafouée, sacrifiée. Lucrèce peut aussi représenter la première héroïne chrétienne. Elle est une rédemption rappelant que l'Humanité n'avance pas sans qu'on sacrifie l'innocence, mais le point de vue purement féministe ne m'intéresse pas, poursuit Anne Delbée connue pour son travail sur les grandes figures féminines tragiques. Il ne faut pas y réduire l'humanité, il ne faut pas réduire la femme à l'humanité bafouée. Les femmes ont toujours annoncé la résurrection, l'action de se relever. Le Viol de Lucrèce contient cette scène comparable à l'Andromaque de Racine où l'on pousse la femme à devenir un objet de la vengeance et une raison de la colère, ce qu'elle refuse. Lucrèce comprend immédiatement que son viol va mener à davantage de viols : elle le refuse et croit en la force de l'humanité, ce que Britten sublime par sa croyance en la force de la musique. Je n'aime pas la manière dont on représente les femmes ordinairement : nous ne sommes pas des victimes. Les femmes sont infiniment plus fortes, elles l'ont montré durant les siècles. J'ai rencontré ces femmes qui étaient revenues des camps de concentration. Elles étaient des Andromaque."
Répétitions
Avec cette vision si puissante et vive, Anne Delbée et tous les artistes de cette production ont répété (deux jours au final) à Toulouse sans se soucier du risque que tout cela s'arrête : "En rentrant en salle de répétitions, puis en rentrant chez moi deux jours après, suite à l'annulation, je me suis dit : 'voilà ce que tout cela veut dire'. L'homme doit être à la mesure de ce qu'il vit. Lucrèce raconte cela : apprivoiser l'humaine tragédie, en faire une très grande chose pour l'humanité. Il ne faut pas attendre un an, deux ans : un vaccin contre le Covid ne guérira pas l'humanité, la musique de Britten, oui ! C'était donc magnifique de voir le corps des chanteurs en action, en répétition. Nous avons tous fini en sanglots."
Le ténor Cyrille Dubois poursuit la narration de cette rencontre intensément concentrée sur deux journées suspendues : "Nous sommes tous arrivés le jour de la première répétition (le 26 octobre) en sachant que le Premier Ministre allait s'exprimer trois jours plus tard, sans savoir à quoi nous attendre. Nous avons fait deux jours de répétition : une musicale et une scénique, dans l'incertitude et l'espoir que tout puisse continuer. Mais suite aux annonces, le spectacle a été annulé. La journée de travail musical était vraiment spéciale : tout le monde chantait avec passion, tous les artistes voulaient que cette musique continue. En cette période, le monde du spectacle vivant n'a aucune des informations ni perspectives indispensables qui puissent donner de l'espoir et permettre des décisions constructives. Le Viol de Lucrèce est une œuvre si rare, le travail d'Anne Delbée et de mes collègues était tellement avancé qu'heureusement, il a été décidé de reprogrammer la production, a priori dans deux saisons, mais la situation n'en demeure pas moins compliquée." Cette annulation, ou plutôt ce report, reste "un crève-cœur" pour Cyrille Dubois, d'autant que "l'équipe artistique réunie était idéale. L'avoir entendue chanter à pleine voix et dans tout son potentiel ajoute aux regrets."
Distribution
Cette partition semble au Directeur, à la metteuse en scène et aux autres interprètes de la distribution, avoir été faite pour le ténor français Cyrille Dubois, qui interprète le Chœur masculin. Anne Delbée a d'autant plus été touchée par le travail avec le chanteur qu'elle avait immédiatement trouvé ce principe d'un chœur soliste "extraordinaire. J'ai tout de suite pensé aux Ailes du désir de Wim Wenders et aussi au Soulier de Satin (Claudel), à l'ange gardien qui essaye désespérément de sauver l'humanité mais qui n'y peut rien. Ce monde ne peut pas interférer, intercéder sur le monde des humains." Une vision pleinement investie par le chœur et le cœur de Cyrille Dubois : "C'est le propre de cette œuvre : deux interprètes incarnent respectivement et à eux seuls le Chœur masculin et le Chœur féminin. Ils racontent l'histoire à travers des yeux extérieurs, ce qui pose une question intéressante dans la construction : certaines productions mettent des personnages-narrateurs sur le côté, éloignés de l'intrigue, qui expliquent et regardent l'action, mais ce n'est pas le choix d'Anne Delbée qui les plonge dans le drame, en interaction avec les personnages, instillant les idées. Le Chœur masculin sème ainsi le désordre dans la tête de Tarquin, ce qui déclenche le drame. Le chœur garde aussi ce regard froid et distancié sur tout ce qui se passe, à travers des yeux qui parcourent l'histoire de l'humanité. C'est la deuxième fois que je retrouve ce rôle, que j'adore notamment dans cet équilibre entre distance et interaction avec les personnages ainsi dirigés. Anne Delbée imagine d'ailleurs le Chœur masculin comme la personnification de Britten, son costume aussi en rappelait la figure.
Le Chœur féminin devait être interprété par Marie-Laure Garnier avec laquelle nous avons de grandes affinités : nous avons le même pianiste accompagnateur Tristan Raës pour travailler sur le répertoire intime de la mélodie et du Lied." Les trois artistes doivent d'ailleurs se réunir pour un récital le 15 mars 2021 au Musée de l'Armée - Hôtel national des Invalides.
"Je fais partie de cette catégorie de chanteurs qui font des recherches détaillées sur leurs rôles. Or, nous avons la chance de disposer d'enregistrements de Britten et de son interprète inséparable, le ténor Peter Pears, sur ces œuvres. C'est une source d'inspiration mais ce n'est pas une version définitive : je ne cherche pas à ressembler à Peter Pears. J'essaye d'aborder cette œuvre, cette langue, cette culture d'après ce que je suis. J'ai cette appétence pour la musique anglaise (qui remonte notamment au fait que le Directeur de ma Maîtrise à Caen, Robert Weddle, était britannique), cette passion s'est distillée dans toute ma formation. Je ne suis pas anglais mais je me considère comme un ténor français des plus sensibles à la musique anglaise et britannique. S'il est toujours difficile pour un artiste de savoir s'il tombe juste, des indices me rassurent : avoir des contacts étroits avec des spécialistes du répertoire, voir combien la réception de notre disque Britten est bonne également au Royaume-Uni, toujours s'inspirer et travailler sur ces couleurs plus ductiles, plus fluides : l'écriture de Britten est vraiment adaptée à ma voix."
Si par modestie, Cyrille Dubois s'arrête là (et cite comme en parallèle la manière dont un chanteur anglais tel qu'Ian Bostridge peut "chanter merveilleusement en français"), Christophe Ghristi (comme les autres artistes) détaille combien le ténor français "a une disposition pour ce répertoire. C'est le compositeur de sa vie. Britten lui va comme un gant : en l'entendant chanter, il paraît évident que Britten l'adorerait." Le Directeur remonte ainsi dans ce lien de répertoire à sa rencontre musicale avec l'interprète, déjà sous le sceau de cet opus : "La première fois que j'ai entendu Cyrille, il y a un peu plus d'une dizaine d'années, c'était déjà dans un extrait du Viol de Lucrèce. Il avait chanté le prologue et j'avais été stupéfait. Nous étions à l'Opéra de Paris, où j'étais dramaturge et lui membre de l'Atelier Lyrique."
"Lors de la répétition musicale, poursuit le Directeur, Cyrille a commencé à chanter, et Duncan Rock (qui est une référence du répertoire et l'a interprété en Angleterre à Glyndebourne) a levé soudainement la tête et le regardait bouche bée. Il était inimaginable de programmer cette œuvre sans lui et nous en avons aussi reprogrammé le report selon son calendrier. Toute la distribution était d'une grande force et éloquence. Duncan Rock, montagne de muscles et de musique, s'est imposé dans le rôle de Tarquin. Anne Delbée et moi voulions un interprète avec un impact évident. Pour le rôle-titre, nous avons tous en mémoire le souvenir de Kathleen Ferrier, à la fois pour son profil vocal mais aussi (et presque d'une manière plus importante) pour un profil émotionnel. Britten l'a composé pour cette sensibilité extrême du chant, une interprète qui dégage de l'émotion dès qu'elle ouvre la bouche : et je cherchais depuis un certain temps à travailler avec Agnieszka Rehlis, qui a cette chaleur du timbre immédiate, cette vibration.
Dominic Barberi, jeune basse anglaise dans le rôle de Collatin, complète la distribution d'interprètes charmants et adorables auxquels deux jours ont suffi pour s'épanouir à travailler ensemble et qui ont envie d'être réunis à nouveau. La distribution réunissait également le baryton magnifique de Marc Scoffoni en Junius, le très beau mezzo de Julie Pasturaud pour la nourrice Bianca, et la soprano Andreea Soare en Lucia que je connais aussi de l'Atelier Lyrique."
Travail musical
Le chef d'orchestre Marius Stieghorst, qui devait diriger Le Viol de Lucrèce rend hommage à ces chanteurs dont la plupart découvraient l'œuvre, mais étaient arrivés prêts dès le premier jour, permettant d'accomplir une lecture musicale complète et d'aller déjà loin dans le travail (un hommage au professionnalisme des artistes et un rappel qu'ils doivent fournir un important travail en amont, qu'ils ne peuvent valoriser lorsque les spectacles sont annulés).
Pour diriger cet ensemble, "il nous fallait un chef qui ait cette force lorsqu'il dirige et cette grande sensibilité : Marius Stieghorst était donc l'évidence, lui qui allie une énergie intense lorsqu'il dirige, en étant le reste du temps la personne la plus gentille qui soit", explique le Directeur toulousain au sujet du chef allemand. Christophe Ghristi et Marius Stieghorst se connaissent d'autant mieux qu'ils ont été pendant des années voisins de bureau dans la capitale : lorsque l'actuel Directeur toulousain était dramaturge de l'Opéra de Paris, Marius Stieghorst vivait même au sein de l'Opéra dans le logement (avec douche et sa petite machine à café nous confie-t-il) réservé au Directeur musical Philippe Jordan, dont il était l'assistant. Les deux hommes avaient visiblement envie de se retrouver sur ce projet : "je voulais ses qualités pour Le Viol de Lucrèce, nous dit Christophe Ghristi, il faut faire vivre cette expression charnelle et Marius Stieghorst en a véritablement ce côté tellurique."
Marius Stieghorst nous détaille en effet les tenants et aboutissants musicaux de sa direction musicale sur ce projet : "Christophe Ghristi a eu cette idée excellente et rare de jouer un opéra de chambre dans une grande salle d'opéra. L'étude de la partition confirme combien elle est riche et puissante. Avec seulement treize instrumentistes et huit chanteurs, elle parvient à déployer un son gigantesque, très symphonique et j'ai tout de suite compris ce que Christophe Ghristi voulait et comment il avait bâti ce projet pour faire résonner le tout par ses dimensions intimes dans un très grand espace. Cette œuvre est un sommet instrumental et Britten est un génie de l'instrumentation : ce qu'il a notamment prouvé dans The Young Person's Guide to the Orchestra (en 1946, la même année que la création du Viol de Lucrèce) où il démontre toute la portée et l'étendue de ce que peut faire chaque famille d'instrument. Le piano est joué par le chef d'orchestre : Britten en jouait, comme Bach ou Haendel qui dirigeaient la basse continue. J'avais donc le plaisir et l'avantage extraordinaire de diriger en accompagnant depuis l'instrument. Loin de restreindre les mouvements du chef, cela permet de rappeler que diriger consiste plutôt à responsabiliser chaque musicien pour se focaliser sur la musique."
Une focalisation qui s'est bâtie et conçue, en amont et dans le travail : "Dès le tout début des répétitions, il faut imaginer la salle : essayer dès les premiers jours en plongeant jusque dans les registres très graves, beaucoup articuler et donner davantage, trouver les équilibres (travail d'habitude fait très tardivement dans une production). J'ai entendu des œuvres chambristes dans des grandes salles et elles invitent alors à une fascinante adaptation des oreilles (comme les pupilles qui se dilatent dans l'obscurité) au bout des 10 premières minutes. L'ouïe devient plus fine, plus sensible. D'autant que l'écriture musicale est très structurée, presqu'avec des leitmotive (comme chez Wagner), un thème particulier accompagne toujours Lucrèce dans une atmosphère très claire, tandis que la musique de Tarquin est plutôt mécanique, voire agitato. Cette construction se retrouve dans tout l'opus, et dessine les dynamiques entre personnages : d'une part les femmes avec un thème répétitif et circulaire sont enfermées dans leur monde où elles préparent fête et repas, où elles travaillent sur leurs machines à coudre (elles sont prisonnières) et d'autre part les hommes en face ont toujours une musique agitée, poussée toujours vers les aigus ou vers les graves en mouvement. Les deux mondes sont mis en face à face par Britten. Pour les chanteurs, il est important de saisir ces structures, aussi liées aux formes anciennes. Le drame du Viol de Lucrèce se déroule 5 siècles avant Jésus Christ : Britten choisit un style et une forme qui parlent du passé. Il est très proche de Didon et Énée de Purcell avec les récits et cadences, aux références baroques/classiques. Tout cela nous impose d'articuler, moins dans la passion et dans l'émotion, plutôt dans la forme."
L'annulation
Les artistes sont donc rentrés chez eux, après deux jours de travail, mais avec la promesse de se retrouver pour cette production. Anne Delbée raconte combien tous étaient "dévastés" de devoir se quitter et d'annuler Le Viol de Lucrèce, mais aussi "combien nous étions touchés d'avoir pu ainsi répéter deux jours. J'espère que je serai encore là pour la reprise", nous dit-elle d'un ton taquin en ajoutant que "si un malheur advient ce n'est pas grave, ma fille connaît toute la mise en scène, c'est réconfortant." En attendant, parce qu'il faut créer, Anne Delbée continue à travailler, notamment à Bérénice dont elle avait présenté sa vision théâtrale pendant plusieurs décennies dans une trilogie d'héroïnes Raciniennes (Andromaque, Bérénice et Phèdre). En interrogeant Anne Delbée et Christophe Ghristi c'est une autre héroïne qui s'impose comme une évidence pour la suite, en suivant tout naturellement le portrait-robot de leur travail commun : Isolde.
"La reprise du Viol de Lucrèce est donc prévue, conclut Christophe Ghristi, mais pour ce qu'il adviendra de la suite ces prochaines semaines et de ces prochains mois, je ne veux même pas me poser la question. Le prochain défi est Eugène Onéguine, projet auquel je tiens aussi énormément. On ne sait pas exactement dans quelles conditions nous allons jouer, mais nous savons que ce sera contraints, et depuis des semaines nous travaillons pour atteindre une faisabilité maximale. J'ai d'ailleurs commandé une orchestration adaptée au cas où nous ne puissions avoir l'effectif prévu.
Et en termes d'adaptation, le Théâtre du Capitole à Toulouse a montré l'exemple en cette année tragique, y compris juste avant le lever du rideau : la production des Pêcheurs de perles prévue en ouverture de saison a été remplacée par Cosi fan tutte de Mozart afin de garder les mêmes interprètes (notre compte-rendu) avec l'Orchestre maison. Et même lorsque le Covid déclencha plusieurs cas contacts dans l'orchestre pour l'avant-dernière représentation, la maestra Speranza Scappucci (qui faisait avec cette production ses débuts toulousains) s'est mise elle-même au pianoforte pour accompagner les récitatifs et sauver le spectacle (avec Robert Gonnella, Directeur des études musicales, jouant la partie d’orchestre au piano). Voici la vidéo de cette version unique :
Bis repetita pour la dernière : l'harmonie étant toujours en isolement, la cheffe italienne prépara une version pour cordes, timbales, tambour, piano et pianoforte. 12 jours plus tard, en ce même mois d'octobre, les solistes de Pénélope apprenaient les chœurs, encore et toujours pour faire survivre le spectacle malgré le virus (notre compte-rendu), rappelant qu'à Toulouse, on vit la voix en rose.
Retrouvez nos autres articles Requiem de ce reconfinement :
Requiem pour Salomé au Théâtre des Champs-Élysées
Requiem pour La Nonne Sanglante à Saint-Etienne
Requiem pour Eugène Onéguine à Massy et pour Faust nocturne à Limoges (à paraître prochainement)
ainsi que nos précédents reportages-hommages aux annulations du premier confinement :
Jenufa à Toulouse,
Platée à Toulouse et Versailles,
Alcina à Nancy,
La Dame de Pique à Bruxelles,
Turandot à Rome,
L'Instant Lyrique de Rachel Willis-Sorensen à l'Éléphant Paname,
Acanthe et Céphise au TCE et
Le Comte Ory à Monte-Carlo.