Hippolyte et Aricie, Rameau télétravaille en direct de l'Opéra Comique
Les artistes étant autorisés à jouer (tant qu'ils n'invitent pas de public), la production -même si ce n'était pas prévu- met à l'honneur des métiers et activités qui sont également permis en cette période de reconfinement : la peinture (en bâtiment), le nettoyage (d'escaliers ensanglantés), le jardinage, la chasse (mais aussi la pêche, de sirènes en eaux troubles).
La tragédie lyrique Hippolyte et Aricie débutant dans le temple de Diane, la mise en scène de Jeanne Candel fait entrer des chasseurs avec fusils... à peinture, en blanches tenues protectrices de chantier (ils reviendront en noir, certains avec des têtes de chien et remuant la queue, l'un d'eux se frottant allègrement contre un arbuste). Incarnés par le chœur Pygmalion, ils tirent des gerbes colorées sur la grande toile blanche tendue au plateau, toutefois ce sont leurs voix qui déploient de belles et riches couleurs, très homogènes, en plusieurs couches bien réparties de tessitures (faisant même regretter le choix qui s'est porté ici sur la version de 1757 -sans le prologue avec chœur- quoique la partition du soir restaure quelques éléments des versions 1733 & 1742 : Rameau ayant retouché son opus à chacune de ses reprises). La soprano Eugénie Lefebvre lance les flèches de la déesse Diane qu'elle incarne par ses accents et son investissement tout en tenant la grande toile derrière elle, telle une liberté guidant le peuple (même si le volume et l'intelligibilité restent mesurés et que la voix se fait un peu tremblante dans son intervention finale, lorsqu'elle redescend sur Terre).
Lea Desandre tire de son fusil à couleurs, mais malheureusement beaucoup plus audible que sa voix dans cette captation sonore. Le grave tremblant et le médium rentré sont peu intelligibles, l'aigu vibrant et les grands accents permettent ensuite de distinguer le texte. Lea Desandre retrouve finalement sa voix chantant le "rossignol amoureux" dans la toute fin de la partition, tel un post-lude où en garçon faisant du vélo elle vient ajouter une transposition supplémentaire dans le clin d'œil au contemporain et au regard extérieur au drame.
Aricie étant associée au culte de Diane (tout comme Hippolyte, ce qui entraînera la jalousie de Vénus jurant leur perte), elle entre également dans sa tenue blanche de peintre en bâtiment mais elle se départit bientôt de ces atours pour déployer ceux, très lyriques et colorés, de sa voix. Elsa Benoit tient de longues notes avec de profonds appuis, s'élargissant vers la brosse large d'un vibrato nourri : le tout appuyant l'intensité du drame et les sentiments innocents mais puissants de son personnage.
Reinoud van Mechelen en Hippolyte ajoute à la diversité des costumes avec sa robe et collerette blanche sous plastron doré (illustration littérale de sentiments amoureux et guerriers). La prestation vocale est également hétéroclite, d'abord car le chanteur est visiblement tendu par le caractère du personnage et cette soirée unique sur laquelle repose toute la production. Ses appuis marquent le caractère nerveux du jeune héros-amant mais ils marquent aussi le pas de la ligne et de la voix. Les graves hésitent, les aigus plafonnants serrent et perdent la justesse dans les tenues. Toutefois, après l'entracte et face à Phèdre, cet Hippolyte se révolte en dardant ses aigus et en enveloppant ses médiums davantage phrasés, jusqu'à la douceur de sa scène finale amoureuse, avec Aricie.
La toile de peinture tombe pour présenter (plutôt que plonger dans) les enfers : un immeuble sombre et squelettique en construction avec escaliers (sur lesquels coulent du sang, que viennent nettoyer les peintres devenus agents d'entretien) et ascenseurs pour descendre et remonter.
Dans son costume également patchwork (chemise-collerette blanche et plastron doré avec des culottes bouffantes orangées), Stéphane Degout martèle les grands accents de Thésée. Chaque phrase est un coup de poignard allant même culminer jusqu'au hurlement (jusqu'à la folie lyrique). D'autant que la prosodie est surarticulée et vrombit dans le grave (encore un peu trop bas pour son évolution vocale de baryton-basse).
Edwin Fardini (en costume-bretelles moderne, avec lunettes) dialogue tant vocalement que scéniquement avec ce rôle de premier ordre, rendant avec intensité ce caractère de suivant cynique, mettant en garde d'un sourire vocal sardonique (le nom de son personnage Tisiphone signifiant "Vengeance").
Arnaud Richard (en costume-cravate) joue l'élégance aux dépends de tout air menaçant, la voix faisant le chemin inverse du Dieu Pluton qu'il incarne et de Stéphane Degout-Thésée auquel il se confronte : remontant vers le médium-aigu dans sa tessiture de baryton(-basse).
L'intrigue plonge au plus profond des enfers, trop profond même pour les ondes télévisuelles, ce sont même les Parques qui lors de leur intervention voient se couper le fil de la retransmission (comme elles peuvent couper le fil des vies) : la vidéo d'Arte Concert et même le site de l'Opéra Comique restent inaccessibles jusqu'à l'entracte (l'occasion de passer à la retransmission audio qui se poursuit sans interruption sur France Musique, ce dont se réjouissent les commentateurs en direct sur les réseaux sociaux unanimement négatifs envers la mise en scène, d'autant que les voix sont rendues à la radio avec encore davantage de profondeur et caractère).
Les trois Parques composent pourtant un trio de beauté avec les voix de Constantin Goubet, Martial Pauliat (qui peu avant se distingue hélas en soliste Arcas par son absence de justesse) et Virgile Ancely, combinant la résolution du destin qu'ils annoncent mais avec une grande tendresse et douceur vocale, envers les malheurs inéluctables. Mercure fait son office de bref messager avec le sérieux vocal de Guillaume Gutierrez.
Le décor reste toutefois le même pour le troisième acte qui devrait représenter le palais de Thésée. Ce choix pourrait vouloir dire que Thésée ne revient pas des enfers mais y reste, s'y enfonce, si même son palais est un cercle plus profond de l'Enfer, sauf que le plateau se rallume et se voit envahi de créatures aux grosses têtes de papier mâché ou en boîtes de cartons peints, twistant en maillots de bain colorés, avant que n'entre une femme en bikini rouge brandissant une grosse tête de taureau décapité. Une femme de ménage jette ensuite des harengs aux figurants en maillots de bain (comme au Carnaval de Dunkerque), puis entre "une matelote" ici en sirène (avec anses noires des deux côtés du déguisement) portée par nageurs et homme de ménage.
La metteuse en scène utilise en somme des codes de théâtre contemporain modernisant une intrigue mais sans ici construire de cohérence ni même de discours entre les divers éléments, encore moins qu'entre les éléments et l'œuvre : si ces visions bariolées et folkloriques se voulaient rattachées à la partition ce serait uniquement avec une lecture des plus superficielles entendant l'exotisme des timbres orchestraux et des scènes de genre. D'autant que la mise en scène est bien obligée de replonger du délire éclairé vers l'obscurité pour illustrer les passages plus dramatiques, avant de chercher à nouveau la légèreté, puis le drame, dans une alternance de surenchères.
Des nuages en carton descendent, Hippolyte entre avec un seau et un arbuste (mais comme celui-ci ne peut tenir tout seul, un technicien masqué vient le porter d'un bras, gardant de fait l'autre ballant devant le héros qui se répand en pleurs sur le sol terreux). Mais Aricie le surpasse, entrant avec cinq sbires portant des arbustes (certains même fruitiers). Heureusement leurs voix et nœuds s'unissent (avec leurs arbustes formant la "forêt" dont parle le texte). Un homme avec cape et cache-sexe entre toutefois en secouant des bois de cerf au-dessus de sa tête, chassé par les hommes-chiens trottinant et les hommes-arbustes, dans un long interlude faussement kitsch. Puis le plateau retombe dans l'obscurité et se couvre de fumée. Dans un dernier cliché, la mise en scène tend des draps blancs derrière lesquels les choristes font figure d'ombres ou de malades (Hippolyte se lève comme dans une morgue). Le voile de mariage couvrant Hippolyte et Aricie est celui d'un médecin légiste, leurs couronnes nuptiales, des couronnes mortuaires.
De fait, le lyrisme repose sur l'articulation modèle de Stéphane Degout, la fraîcheur vocale d'Elsa Benoit, la richesse du Chœur et de l'Orchestre Pygmalion, et par-dessus tout l'incarnation de Sylvie Brunet-Grupposo. Phèdre, elle impose une présence et une voix de tragédienne lyrique de son entrée à sa dernière note (que rehaussent son incarnation physique, rappelant de grandes actrices ayant tenu ce rôle au théâtre). Les graves amples asseyent le drame et la voix qui montent vers des aigus sculptés comme le poignard, Phèdre fusille du regard bien plus puissamment que les chasseurs par leur peinture. La mezzo plonge dans les graves ténébreux avec les fureurs de son personnage, de ses sentiments terribles, de ses inflexions criminelles. Sa confidente Œnone, mezzo-soprano Séraphine Cotrez, peut ainsi pleinement s'inspirer de ce lyrisme tout en visant à atténuer ses accès, dans le chant exactement comme son personnage le fait envers Phèdre.
La caméra filme le détail de certaines scènes en gros plan (révélant des inconsistances et manques d'implications dans le jeu), mais elle permet aussi de plonger dans la fosse élargie par l'absence de public mais plus encore par la direction de Raphaël Pichon et les couleurs de l'Ensemble Pygmalion. Le chef se lance et s'élance durant les trois heures et dans toute la profondeur de la partition tout en contrôlant chacun de ses effets et phrasés, offrant ses lettres de noblesse au genre et à la lettre de la "tragédie lyrique".
À l'issue du spectacle, tous les acteurs de cette production se tiennent debout, dans un long salut immobile, au balcon et en fosse, dans le silence et le déroulement du générique. La Salle Favart ayant malheureusement d'ores et déjà annulé Fantasio en décembre, le retour du public et de la musique y sont attendus pour une aurore : Titon et l'Aurore de Jean-Joseph Cassanéa de Mondonville à partir du 18 janvier 2021 (espérons-le).