Requiem pour Salomé au Théâtre des Champs-Élysées
“Cette production était un événement, avec sa vision démontrant que la culture peut aussi parler des enjeux essentiels.” C’est ainsi que nous la décrit Wolfgang Ablinger-Sperrhacke, ténor qui devait reprendre le rôle d’Hérode qu’il incarnait pour la création de cette mise en scène de Krzysztof Warlikowski l'année dernière à Munich.
Warlikowski (que nous interrogions peu avant la production événement du Don Carlos hollywoodien à Bastille) est en effet connu pour son univers et ses (re)lectures modernes. Sa mise en scène de la Salomé de Strauss réunissait l'ensemble pour traiter d'un thème dramatique : l'anti-judaïsme à travers les époques, depuis le temps de la Bible, durant l'époque d'Oscar Wilde, de Richard Strauss et jusqu'à nos jours.
"Au commencement de cette production, poursuit Wolfgang Ablinger-Sperrhacke, il y a une recherche de Warlikowski. Il a découvert que cette légende de Salomé est une invention : les premiers chrétiens qui ont écrit la Bible ont voulu se distinguer de leur religion juive originelle. Ils ont donc inventé des histoires fausses. La Salomé historique était mariée, deux fois, elle était reine et n'a jamais fait la danse des sept voiles. Seulement, pour rendre la mort de Jean-Baptiste plus affreuse, pour lui donner une voie perverse envers les Juifs, l'histoire a été réinventée. Sauf que cet anti-judaïsme ne préoccupait pas beaucoup et pas grand monde. Même Oscar Wilde était beaucoup plus attiré par la perversité de l'histoire, et lorsque Richard Strauss composait Salomé il était encore compromis dans le cercle de Cosima Wagner et de déclarations antisémites (qui étaient quasi-universellement partagées et répandues à l'époque)." Le chef d'orchestre Henrik Nánási confirme la puissance de perversité -encore et toujours- exprimée dans cette œuvre et par ses personnages, mais en montrant lui aussi que tout l'enjeu était justement de ressentir "une empathie égale à la force d'évocation musicale, à cette partition puissante et incroyablement touchante dans le cadre d'une histoire très abstraite et d'une atmosphère brumeuse."
Comme l'explique Wolfgang Ablinger-Sperrhacke en poursuivant son analyse détaillée, rapprochant l'histoire de cet opéra et le travail de Warlikowski : "Tout a changé plus tard, lorsque Strauss a eu des relations et amitiés juives, il a beaucoup travaillé avec le metteur en scène Max Reinhardt mais Salomé porte des stigmates, notamment le quintette des Juifs qui est un topos antisémite. Ces Juifs "bavardent", au contraire des chrétiens dont le Pape émet la vérité. La culture de discussion dans le judaïsme est ridiculisée dans cet opus. Beaucoup de spectateurs à l'époque ne s'en sont pas rendu compte, comme beaucoup de critiques de nos jours en voyant la mise en scène de Warlikowski n'ont pas vu que tous les personnages de cet opéra sont juifs ou le sont devenus.
Warlikowski a donc situé sa mise en scène dans la période de l'Holocauste, au sein d'une école de Torah dans la ville polonaise de Lublin. Durant la représentation, la secte s'ouvre et laisse voir un bassin (référence à la synagogue de Poznań en Pologne que la Wehrmacht a désacralisé et transformé en piscine). Pendant la danse, défile une bande-dessinée basée sur la frise d'une synagogue détruite par la Wehrmacht (frise désormais reproduite à Tel Aviv). Le début de la production est une référence au film Monsieur Klein, mise en abyme où se joue une scène anti-sémite. Les personnages sont dans cette situation et représentent la représentation de cette Salomé, pièce soi-disant antisémite. La mise en scène et mise en abyme agit ainsi comme un jeu de miroirs entre la situation de la Bible et celle de 1942. C'est pour moi l'une des productions les plus riches en symboles et pensées qui soient."
L'interprète admire ainsi, aussi clairement qu'il l'explique, cette production. Sa démonstration éloquente lui permet de revendiquer une place Historique pour cette production, que Paris ne verra malheureusement pas cette fois : "La mise en scène de Warlikowski marque un moment historique pour la réception de Salomé de Strauss."
Le chef d'orchestre Henrik Nánási qui devait diriger cette reprise de Salomé du 14 au 24 novembre 2020 au Théâtre des Champs-Elysées confirme combien, parmi les nombreux metteurs en scène avec lesquels il a travaillé depuis 20 ans, Warlikowski fait partie de ceux qui, "loin des concepts fonctionnant 5 minutes", ont une "vraie consistance et conséquence dans la lecture à travers toute la pièce."
Le maestro atteste de cette adéquation entre la vision et l'opus, en nous racontant les origines de sa propre histoire musicale avec Salomé : "La première fois que j'ai dirigé Salomé, c'était au Royal Opera House de Londres, dans la mise en scène de David McVicar, et c'était aussi une occasion très spéciale car j'ai également dirigé pour la première fois Elektra dans la même saison (à San Francisco). Vous pouvez imaginer combien c'était une préparation extrêmement intense et même folle, à quelques mois d'écart. J'avais beaucoup dirigé de Strauss, les poèmes symphoniques, Le Chevalier à la rose, mais ces deux opus Salomé et Elektra sont si différents de ses autres travaux !
Salomé est tellement moderne en comparaison avec ses autres œuvres et celles de son temps, cela explique combien l'œuvre fut un choc lorsqu'elle a été créée, combien elle demeure un choc" et combien la mise en scène de Warlikowski en fut un outre-Rhin et s'apprêtait à l'être en France. "En travaillant et retravaillant la partition, on comprend que Strauss lui-même se soit dit qu'il ne pourrait pas dépasser Salomé. L'œuvre est remplie de tout ce que le compositeur maîtrisait : l'orchestration va dans les extrêmes, vers les plus hautes possibilités de chaque instrument, exigeant le maximum de chaque musicien. Cet opéra en un acte, dans sa forme et son harmonie, va jusqu'aux immenses limites de la tonalité. Une telle œuvre exige donc une vision et un travail très intenses, pour donner toutes ses différentes dimensions."
Ce travail, tous les interprètes nous racontent l'avoir poursuivi intensément durant quatre semaines, dans une bulle théâtrale que nous détaille Patricia Petibon en interview et dont atteste un carnet photographique de répétition :
"Nous avons mené ce travail intensément durant quatre semaines de répétition au Théâtre des Champs-Élysées, nous avons grandi ensemble et en équipe, partageant une vision, d'autant que Krzysztof Warlikowski et moi sommes des artistes qui construisons sur l'identité des chanteurs-interprètes", témoigne à ce sujet Henrik Nánási comme nous l'ont dit en écho les autres interprètes.
Ce travail, ces artistes et ce spectacle se construisaient bien évidemment sur l'interprétation de Salomé, d'autant que la prise de rôle de Patricia Petibon faisait partie de ces événements parmi les plus attendus dans le monde de l'opéra. La soprano française revient en détails sur son travail d'incarnation dans notre interview complète, le chef et son collègue ténor nous confirment tous ses propos et l'enjeu de ces grands débuts, rappelant d'abord combien dans une telle œuvre, pour un interprète autant que "pour le chef d'orchestre et pour chaque reprise, ce sont toujours des débuts : même pour un artiste qui aurait chanté et dirigé 1000 fois une œuvre (a fortiori une telle œuvre dans une telle production), cela ne change rien, chaque production est un recommencement, une page blanche (alors même que vous avez votre partition avec tous les coups de crayon et annotations des fois précédentes... qu'il faudra recouvrir ou effacer !). Bien sûr, avoir déjà pratiqué intimement l'œuvre est un avantage, admet Henrik Nánási, mais il faut aussi être capable de tout remettre en question, de s'offrir entièrement à la nouveauté, chaque version est comme un nouvel enfant."
"Il en va de même pour les chanteurs" confirme le chef d'orchestre dans une argumentation capitale pour cette distribution en particulier, qui met notamment face-à-face Patricia Petibon chantant Salomé pour la première fois et Wolfgang Ablinger-Sperrhacke qui a incarné Hérode à de nombreuses reprises (ce dont nous avons rendu compte sur Ôlyrix). "Lorsque quelqu'un comme Patricia Petibon débute un nouveau rôle, c'est une opportunité exceptionnelle de développer et construire une vision ensemble : elle apporte de nouvelles idées, nous lui offrons les nôtres et cela se déploie au fil d'un travail main dans la main. Ce que j'aime beaucoup dans sa voix, poursuit le chef, est qu'à travers son expérience de la musique baroque notamment, elle apporte une couleur spéciale à ce rôle, en particulier dans les passages très doux et la scène finale du baiser : elle a ce piano si spécial, pour la dimension abstraite de Salomé. Or l'une de mes visions était justement d'apporter la dimension abstraite du personnage, il aurait été très intéressant d'écouter comment cette voix mystérieuse et mystique produit ce son d'un autre monde."
Wolfgang Ablinger-Sperrhacke le confirme : "J'ai chanté avec beaucoup de Salomé et Patricia est vraiment une Salomé enthousiasmante, je suis sûr qu'elle serait une Salomé parfaite. Bien entendu, sa voix est pleinement mûre pour la partition, mais elle conserve de surcroît cet esprit enfantin, absolument nécessaire pour rendre Salomé crédible. N’incarner qu’une femme fatale ne fonctionnerait pas, en particulier dans cette production où elle est même littéralement une incarnation d’Anne Frank (une jeune fille apparaît ainsi en doublure). Patricia est une excellente collègue et une Salomé très puissante. Elle peut chanter le rôle et dispose de la puissance vocale nécessaire. J'en étais moi-même surpris car je n'avais jamais travaillé avec elle, mais maintenant elle a énormément travaillé sur sa voix."
Sa gestation du rôle, physique et vocale, son rapport à la mise en scène de Warlikowski et à la musique de Strauss, à leur "force d'émotion, d'implication, de transcendance diabolique, de folie humaine archaïque", tout cela, Patricia Petibon nous le détaille en interview. Un travail d'incarnation absolu que nous relate également le ténor autrichien Wolfgang Ablinger-Sperrhacke en Hérode, bouclant la boucle de sens de cette production, la rencontre d'une musique et d'un drame : "Tout le travail de cette production m'a beaucoup intéressé, j'ai beaucoup parlé avec des amis juifs, pour offrir une interprétation vraiment "cacher". Lors de la scène du dernier souper, nous faisons une cérémonie de Shabbat, j'ai donc beaucoup interrogé et travaillé avec mes amis, pour voir comment faire une cérémonie véritable, pas comme un chrétien se l'imaginerait. Hérode devient ainsi un Juif, auparavant libéral et pas très religieux, mais qui est forcé, à cause de cette situation de la Shoah, à renouer le lien avec ses origines. Il ne devient pas un rabbin orthodoxe pour autant, mais il est tout de même à la tête de cette communauté juive.
On peut aussi voir son angoisse, j'ai joué plus que jamais cette angoisse qui est dans la pièce. Son grand air est un air de panique, pendant 10 minutes, un air où il essaye de convaincre Salomé de ne pas demander la tête de Jean-Baptiste. Je ne l'ai pas fait comme il a toujours été fait : comme un pervers qui veut coucher avec sa belle-fille. Mais avec des résonances encore plus puissantes dans cette production : lorsqu'il parle des ailes d'un oiseau noir, il voit que quelque chose de gravissime va se dérouler.
Tout miroite les événements de 1942, l'antisémitisme est encore vivant et empire. C'est aussi la raison pour laquelle beaucoup de critiques en Allemagne n'ont pas aimé cette production, car en Allemagne on aimerait croire que l'antisémitisme est apparu en 1933 et a disparu en 1945. Beaucoup refusent également de croire que l'art a aussi une culpabilité, pourtant il faut penser au Strauss de Salomé, il faut penser à Wagner qui a été clairement antisémite. J'ai ainsi donné une interview à une chaîne de radio allemande qui a coupé tout mon propos à ce sujet. Lorsqu'il y a eu cet attentat de Yom Kippour à Halle-sur-Saale (le 9 octobre 2019, deux mois après cette production de Salomé), j'ai fait une vidéo pour ré-expliquer la mise en scène. Les choses ont enfin commencé à changer : l'Allemagne comprend que l'antisémitisme est encore vivant et n’est pas seulement un problème du passé. La Salomé de Warlikowski a une fois encore été d'une sensibilité prévoyante. Une telle connaissance de la mise en scène et de l'histoire empêche donc absolument d'être dans quelque forme de caricature que ce soit, c'est aussi la raison pour laquelle je ne voulais pas montrer Hérode en pervers pédophile : ce sont des personnages-humains qui jouent une histoire et qui a aussi participé à toute cette problématique de la grande et tragique Histoire."
Retrouvez en attendant le Requiem pour La Nonne Sanglante à Saint-Etienne ainsi que nos précédents reportages-hommages aux annulations du premier confinement :
Jenufa à Toulouse,
Platée à Toulouse et Versailles,
Alcina à Nancy,
La Dame de Pique à Bruxelles,
Turandot à Rome,
L'Instant Lyrique de Rachel Willis-Sorensen à l'Éléphant Paname,
Acanthe et Céphise au TCE et
Le Comte Ory à Monte-Carlo.