Affaire Makropoulos sans fosse mais pas sans force à Genève
Jouer coûte que coûte : le Grand Théâtre de Genève, comme tant d’autres institutions lyriques, aura dû prendre des dispositions exceptionnelles pour maintenir sa programmation. En l’occurrence, l’effectif orchestral requis pour l’exécution de L’Affaire Makropoulos de Leoš Janáček était trop important pour tenir en fosse dans le respect des distanciations. Alors que Rouen avait par exemple opté pour un réaménagement complet de sa salle dans l’espoir (déçu) de jouer son Tannhaüser, c’est une autre décision radicale qui a été prise à Genève : jouer l’opéra avec un enregistrement de l’orchestre. L’expérience est étonnante et si perturbante que le public en oublie d’applaudir le chef Tomas Netopil, bien présent pour diriger les chanteurs, à son entrée. L’attention des spectateurs reste réduite durant l’ouverture, la curiosité pour le chef dirigeant un effectif d’enceintes (permettant de spatialiser le son des différents pupitres) prenant le pas sur l’émotion musicale. Bien sûr, la qualité du son ne remplace pas, loin s’en faut, un orchestre en fosse, l’énergie n’est pas la même et le spectacle se trouve forcément amputé. Pourtant, une fois l’intrigue lancée, l’attention du spectateur est captée par la scène et le trouble lié à l’absence de fosse s’estompe.
Il faut dire que l’œuvre, courte (1h30 jouée d’un trait), est d’une rare intensité. Les pérégrinations d’Elina Makropoulos (alias Emilia Marty), vivant depuis 337 ans grâce à un élixir magique, questionne notre humanité comme peu d’ouvrages le font. En cette période où les moyens techniques ravivent les tentations pour un eugénisme plus ou moins assumé, cette réflexion sur la mort, non en tant que brisure angoissante mais en tant que point de repère donnant sa saveur à la vie, interroge notre civilisation sur bien des plans. La musique de ce thriller opératique tient une tension constante qui laisse le spectateur épuisé lorsque la dernière note, suspendue, marque l’issue du spectacle.
Kornél Mundruczó renforce cette intensité en plaçant l’acte II dans l’appartement (médicalisé) d’Emilia Marty, créant ainsi une unité de lieu avec l’acte III, l’action se situant dans un univers contemporain (même si les dates évoquées restent celles du livret) et réaliste (même s’il va au-delà du livret dans l’utilisation du surnaturel). Voyant Emilia Marty comme un être androgyne qu’il rapproche de David Bowie, il l’examine tel un oignon dont on dévoile les secrets et les différentes identités au fil de l’œuvre en enlevant chaque couche l’une après l’autre : il dépouille de même son personnage de ses vêtements au fur et à mesure, jusqu’à la mettre littéralement à nu, sans cheveux, presque momifiée au milieu de fleurs fanées. Tel un aimant, et estompant son aspect glacial sur lequel le livret insiste pourtant, elle exerce un pouvoir d’attraction immédiat sur les hommes qui la côtoient, générant chez eux une violence dont elle garde les stigmates sur son corps délabré : la pitié qu’elle inspire à Kristina à la fin de l’ouvrage n’est dès lors plus uniquement psychologique, mais bien aussi physique.
Rachel Harnisch prête son corps, son sourire intrigant et sa voix charnue au timbre décharné à Emilia Marty, dans une prestation intense. Sa densité vocale, opulente dans le registre médian, s’allège dans l’aigu. Ses graves sont aigres à dessein, dessinant la psychologie d’un personnage vidé de tout ressenti. Sa technique s’appuie sur un contrôle sans faille du souffle et un vibrato rond dont les lèvres battent le rythme.
Ales Briscein campe un Albert Gregor dépassé par des sentiments qu’il ne maîtrise plus. Au contraire, sa voix reste bien assise quels que soient le registre ou la nuance. Ses aigus clairs au timbre slave sont pleins et puissants. En Jaroslav Prus, Michael Kraus délivre une voix sombre et boisée, qui s’éclaire au fil de l’ouvrage, jusqu’à son immense cri de désespoir à l’annonce de la mort de son fils. Les graves restent pourtant virils et la scansion vive. Károly Szemerédy est un Maître Kolenaty à la stature imposante et à la voix cérémonieuse, saillante et seyante, bien que légèrement étouffée. Il accentue la richesse psychologique d’un personnage dont on ne sait que peu de chose, mais qui reste le seul homme à douter et à résister au charme d’Emilia.
Anna Schaumloffel, Kristina à la fraicheur contrastant avec Emilia, délivre un mezzo intense et appuyé, au timbre soyeux, au phrasé percutant. Le Vítek de Sam Furness, homme ivre et perdu, se montre attachant. Sa voix mate présente un timbre corsé et charmant, bien émis. Ludovit Ludha est un Comte Hauk-Sendorf sortant de l’imaginaire d’Emilia Marty. Personnage à la fine exubérance, il porte le grincement de l’ironie et la chaleur de l’amour dans son timbre. Julien Henric (Janek Prus) dispose d’un ténor placé haut et d’un timbre clair et froid. En Femme de chambre, Iulia Surdu s’affaire, délivrant ses interventions avec une diction précise, d’une voix cuivrée et couverte, qui tend à se perdre lorsqu’elle est en fond de scène. Le Machiniste de Rodrigo Garcia dispose d’une voix au grave patiné et projeté.
Le public réserve un accueil chaleureux à l’ensemble des protagonistes après ce partage d’une expérience artistique inédite, périlleuse pour les interprètes puisqu’aucun décalage ne peut être rattrapé par le chef, déconcertante pour les spectateurs pourtant finalement reconnaissants du maintien de la production, même dans ces conditions.