Die tote Stadt, Bruxelles pleure la mort glaciale de Bruges
Portée par un casting à la pointe, la production déjà présentée en 2017 à Varsovie au Teatr Wielki s'adapte aux contraintes sanitaires sous la direction de Lothar Koenigs. Plus directe, minimaliste avec "seulement" 59 musiciens de l'Orchestre Symphonique de la Monnaie sur scène, l'œuvre de Korngold s’en trouve concentrée, épurée et plus intime. Die tote Stadt, La Ville Bruges-la-Morte s’offre en une œuvre électrisante et sans répit, qui témoigne de la jeunesse de son compositeur alors âgé de 23 ans, en pleine fulgurance émotionnelle : le symbolisme belge mêle réel et trauma extatique. Véritable thriller, l’opus conte les déboires d’un amant dépossédé de sa femme, et qui se frotte à une nouvelle passion dans les ruines de la Venise du Nord (Bruges).
Plus moderne et abrupte, la mise en scène de Mariusz Treliński place les personnages dans un monde de noir et de néon, où l’Histoire n’existe peut-être qu’en songe. À mi-chemin des morts, la scène se place en espace mental glacial et hallucinatoire fait de trois cages de verre où tout semble factice. Des néons aux perruques blondes peroxydées, aux habits contemporains genre porno-chic, la mise en scène se fait ersatz d’un moment de rencontre entre vivants et morts. Plus acerbe, plus psychologique, l'argument de la pièce devient un artifice mental, une « échappée laide » et ambiguë à la violence très crue du réel. Dans cette accumulation de mémoire, la maison de Paul se fait temple des reliques de l’amour, jusqu’à la (re)découverte d’une femme Doppelgänger (double), la belle Marietta : sosie-miroir de son amante perdue. La jeune danseuse de charme apparaît comme une brisure du réel, suscitant la folie de Paul.
Outre l’utilisation d’accessoires symboliques comme le miroir, les cheveux, le double, la question du réel et du songe, l'œuvre de Rodenbach et Korngold se perd depuis son symbolisme vers une modernité qui s'approche encore de la musique extra-diégétique, si proche du cinéma. L’univers scénique de Mariusz Treliński est empreint d'inspirations à la Hitchcock et son Vertigo en spirale morbide, peut-être un peu de Brian De Palma avec son univers dérangeant et Soft Porn, mais aussi des images plus contemporaines comme American Horror Story, ou La Fille du lac d’Andrea Molaioli. Les images fleurissent alors accompagnant la modernité de cette pièce, autorisant et mettant en musique la violence scénique. La mise en scène de Mariusz Treliński aborde la question de l'homme rattachée à celle de la "masculinité toxique" (Paul "combine misogynie, prédisposition à la violence, besoin de dominer et de s'approprier l'objet de son amour", explique-t-il), ajoutant un axe supplémentaire à l'œuvre. Accusés par leurs passions, les alpha stéréotypés trouvent toutefois ici une forme de rédemption de leur folie, puisque la pièce se termine sur une possibilité de réconciliation. Dans sa folie et avec Marietta, Paul semble avoir une infime chance pour guérir des forces de l’amour.
Dans ce flot émotif très dense qu'est le dessin psychologique des personnages, la musique se trouve magnifiée, même hors de la fosse (l'orchestre est ici placé par sécurité sanitaire à l'arrière de la scène, en ombre chinoise). Dans la partition réduite, aucune ligne n'a été supprimée, mais celles de certains instruments ont été confiées à d'autres (parfois même un seul musicien pour plusieurs instruments à l'unisson). Un travail de restauration qui change les équilibres mais offre une nouvelle preuve d'inventivité en temps de crise. Il en va de même pour les chœurs, portés ici par les enfants et jeunes de l’académie maison, qui s’offrent une présence sublime et fantomatique depuis les coulisses.
La soprano lyrique Marlis Petersen (s')offre la performance d’une Marietta qui se permet tout : entre folie, cruauté, terreur absolue et vacuité du sens même de l'existence, tout semble accru à la mesure de sa palette de jeu. La chanteuse balaie avec une aisance déconcertante le champ vocal féminin, jouant un peu de toutes les femmes avec parfois des aigus clairs et limpides de jeunes filles, de cris plus rauques de femmes désabusées, et de voix de séduction absolue. À mi-chemin des arts, entre un jeu fin de cinéma, et l'audace scénique du théâtre, Marlis Petersen se joue des codes et de l’œuvre pour la dépasser en modernité.
Plus lyrique encore, le personnage très complexe de Paul trouve en Roberto Saccà un monstre à deux visages, dont la force d’interprétation renforce l’idée d’un chant-miroir. Roberto Saccà fait ses débuts dans ce rôle de Paul, une certaine fraîcheur s’en dégage. Désespéré et colérique, la folie creuse le visage du chanteur halluciné qui se développe avec merveille dans un tragique à l’italienne. Le ténor offre sa voix très bel cantiste à un registre plus nordique, qui assombrit ses arias avec plus de pudeur et provoque alors une dualité de jeu, entre maintien de sa noble douleur initiale, et lâcher-prise absolu de sa folie.
Véritable témoin de la chute de son maître, la gouvernante Brigitte trouve en Bernadetta Grabias un flegme et un tragique très ample de voix. Connaisseuse du rôle qu’elle avait tenu à Varsovie, troisième prix du concours de la Reine Elisabeth en 2008, la mezzo-soprano met sa connaissance du répertoire sacré au service d'arias qui sonnent pures, très dessinées et d'une belle rondeur maternelle. Dietrich Henschel figure Frank, l'ami de Paul, et trouve en sa tessiture de baryton une force vocale bien ancrée, gutturale et très dessinée. Le grand amateur de Lied allemand marque par une précision de chant et une prosodie impeccable, à la mesure d’un homme qui de loin, reste concret quand son ami s’efface. La (trop) brève mais fantastique apparition de Pierrot et de son chant fameux est ici grimée comme le Joker de Joachim Phoenix. Nikolay Borchev qui débute dans le rôle s’offre une performance remarquée. Le baryton prouve une compréhension très psychologique du rôle, entre clown triste et sado-masochisme tragique et effrayant.
Plus effrayant encore, la troupe de danseurs trouve deux duos macabres (masculin et féminin) aux yeux effacés et fantomatiques, Juliette et Lucienne, les deux chanteuses sensuelles à la voix suaves, personnifiées par la soprano Martina Russomanno, et la mezzo-soprano Lilly Jørstad (déjà vue dans le rôle d’une des trois weird sisters du Macbeth Underworld de Pascal Dusapin). Ici l’allure est tout aussi bizarre, créant le malaise de voir deux charmeuses en tenue soft-porn-érotique, dont l’identité est effacée par une absence de regard. Autre duo, celui de Florian Hoffmann et Mateusz Zajdel qui interprètent Gaston et Graf Albert avec un axe de jeu similaire. Florian Hoffmann s'affirme par de beaux graves et une certaine légèreté de jeu tandis que Mateusz Zajdel en Graf Albert marque son jeu d’assurance et d’un flegme masculin et bien appuyé.
Force est de constater encore une fois que la Monnaie s'attaque avec un regard résolument psychologique à des opus qui résonnent cruellement avec notre époque moderne. Renouveler, questionner, provoquer aussi un peu, la Maison-mère se joue des codes qui parfois entravent la liberté de l’art opératique. Faire sauter quelques points à ce carcan souvent patrimonial, mais surtout faire raison avec la modernité, Die tote Stadt trouve ici un nouveau symbolisme Belge, plus polar, moins romantique et surtout plus réel encore.