Madrigaux de Gesualdo par Les Arts Florissants, Saison 5
C’est dans une atmosphère très particulière que s’est tenu le concert autour du cinquième livre de madrigaux de Gesualdo, plongeant l’auditoire dans un monde d’oxymores. Le premier apparaît avec l’annonce du Président de la République, quelques minutes avant le début du concert, d’un couvre feu de 21h à 6h du matin. À trois jours près, le concert n’aurait pas eu lieu alors que, dans l’enceinte de la Cité de la Musique, le protocole sanitaire est strictement respecté (port du masque, gel hydroalcoolique, rangs clairsemés afin de préserver la distanciation nécessaire, entrées et sorties des artistes masqués…).
La vie même du prince Carlo Gesualdo révèle un monde de paradoxes dans lequel le compositeur rayonne alors que le prince demeure tourmenté par des pulsions violentes et masochistes ainsi que par des remords (il fit assassiner sa première femme et son amant). La notice du programme présente son œuvre comme un « perpétuel oxymore », « mêlant avant-garde et académisme ». Le langage musical de Gesualdo sonne très moderne et continue de déstabiliser l’oreille avec ses dissonances et ses chromatismes audacieux (N°4 Dolcissima mia vita et N°14 Asciugate i begli occhi). Il inspire de nombreux compositeurs modernes (Stravinsky, Ligeti…) qui le considèrent comme une véritable icône de « l’avant-garde du passé ». En même temps, il demeure fidèle à la forme du madrigal de par une harmonie et un équilibre entre les cinq chanteurs, une polyphonie contrapuntique (technique d’écriture musicale superposant plusieurs lignes mélodiques) ainsi qu’une expression sonore traduisant au plus près le sens du texte (gammes rapides figurant la course de l’amant dans le n° 13 Correte, amanti, a prova ou la tessiture grave pour « O tenebroso giorno »). Les poèmes des madrigaux foisonnent également d’associations contraires (mort/vie, joie/douleur…).
Composé pour cinq voix, six chanteurs sont cependant nécessaires pour interpréter ces madrigaux car, comme l’explique Paul Agnew, la voix appelée quinto (cinquième voix) est placée différemment selon les pièces ce qui nécessite parfois un deuxième ténor, une deuxième alto ou une deuxième soprano. Aucun oxymore ne se rattache aux qualités des six chanteurs des Arts Florissants. Ils s’emparent de cette musique exigeante et redoutable (a cappella) avec dextérité, leur éloignement physique (distanciation oblige), bien que « compliquant l’affaire », n’entache en rien leur cohésion. Les voix se répondent, s’unissent, se plaignent et se nuancent selon les émotions induites par le texte, chacune assumant son rôle dans la polyphonie.
La soprano Miriam Allan chante la partie la plus haute d’une voix claire et précise. Son timbre riche en harmoniques aigus apporte une certaine lumière aux harmonies ténébreuses des madrigaux. Elle souligne également la stridence requise pour les nombreuses plaintes du texte (ohime!, ahi! o!).
La voix de soprano d’Hannah Morrison, plus charnue et ronde, adoucit la couleur d’ensemble. Elle conserve une retenue suave aussi bien dans les passages rapides du n°3 (« précipitate il volo » ) que dans les montées expressives du n°15 (« Tu m’uccidi, o crudele »). Son timbre s’harmonise à celui de la contralto Mélodie Ruvio dans les lignes musicales parallèles. Cette dernière, présente dans les vingt madrigaux, est le liant de l’ensemble de par son timbre chaleureux et enveloppant.
La capacité du ténor Sean Clayton à alléger sa voix en registre mixte, quasi en voix de tête, crée le lien entre les voix de femmes et les voix masculines. D’une émission tout en délicatesse il marie sa voix à l’ensemble. Paul Agnew assume la partie de ténor deux en même temps qu’il insuffle corporellement les différentes dynamiques. Il prend un réel plaisir à nuancer son chant jusqu’à parfois perdre l’accroche vocale, obscurcissant davantage le discours musical.
La stabilité inébranlable et précieuse de la basse Edward Grint constitue le socle pouvant soutenir les mouvances harmoniques. Sa voix richement timbrée est particulièrement présente dans le grave de la tessiture.
Même si aucun bis ne vient prolonger la durée du concert, Paul Agnew témoigne de son bonheur d'être là et de voir le public présent malgré cette période de grand trouble. Puissent les contradictions émanant de la décision d’un couvre feu (couvre feu la nuit mais métro le jour) pousser le public à un ultime acte de résistance en continuant de se cultiver.