Tableau cru des passions et de la marginalité : Carmen au Volksoper de Vienne
La scène pourrait bien être la
salle principale d'une prison. Des murs abîmés et écorchés, sous
un éclairage naturel froid, suscitent une ambiance lourde et
menaçante. Dans ce cadre, Guy Joosten représente sans hésiter même
la grossièreté, d'un naturalisme presque pénible, d'un monde à
part qui se trouve en marge de la société : les soldats
traitant des femmes comme des jouets, les bagarres, l'ivresse,
l'expression sans contrainte des plus ardentes passions humaines. Le
décor de Johannes Leiacker, fréquent collaborateur de Christof Loy
et Peter Konwitschny, est fait pour contenir toute la crudité qui se
passe sur la scène, mais incite également une interrogation
incessante sur la notion de liberté (qui peine à trouver sa place
dans ce ce tableau cru et défait, avec le sous-texte sinistre qui
bouillonne sous les mélodies charmantes et la gaieté de l'œuvre).
Zoryana Kushpler incarne Carmen de son timbre velouté, élégant et digne, d’autant plus en contraste et surprenant. De même que son jeu insistant surtout sur le côté têtu au lieu de l'insouciance et de la coquetterie du personnage. Cependant, par célèbre habanera « Ja, die Liebe hat bunte Flügel » (L'amour est un oiseau rebelle), chantée sous un éclairage coloré du type music-hall, prouve sa conviction. À la fois séductrice et solide, les intonations et les articulations de son chant mettent bien en valeur le caractère du timbre. Cette qualité est également évidente dans la partie solo du trio des cartes. Dans les duos avec Don José (Mehrzad Montazeri), la solidité du timbre consolide le registre haut du ténor, tandis que dans l'échange avec Escamillo (Egils Silins), c'est le caractère velouté du timbre qui se trouve mis en valeur.
Mehrzad Montazeri incarne Don
José avec enthousiasme. L'épaisseur et la rondeur chaleureuse de
son timbre s'unit à sa maîtrise sûre de la respiration pour
assurer des montées précises vers le registre haut. La voix est en
effet très flexible, capable de monter et de descendre sans
brusquerie. Il demeure néanmoins une équivoque dans la brillance de
son registre haut. La puissance et la précision sont majoritairement
sans faille, certes, mais parfois la charge dramatique aux moments
les plus passionnés du chant se révèle parfois forcée et diminue
par conséquent l'impact dramatique de la mélodie et sa gravité.
Néanmoins, Montazeri exploite bien la tension dramatique de la
déception amoureuse avec Carmen et dans le combat contre Escamillo.
La combinaison entre son jeu d'acteur et son chant montre la
dégradation morale du personnage qui échoue à la fois dans son
amour, son intégrité, son devoir et sa famille.
Anja-Nina Bahrmann présente sa compréhension du rôle de Micaëla par la douceur et la naïveté du personnage, dans la clarté et le caractère cristallin de son timbre, capable de légèreté et d'acuité aux bons moments. Sa respiration régulière et bien maîtrisée est un soutien sûr pour les passages en legato. Dans son premier duo avec José, la clarté de son timbre valorise par contraste l'épaisseur du timbre du ténor.
Egils Silins incarne le toréador Escamillo avec fermeté. Son timbre qui se caractérise par l’épaisseur et la rugosité incarne la figure masculine antithétique de José. Le contrôle ferme de la voix renforce la solidité du chant dans tous les registres et permet de maintenir un sens de la profondeur lorsqu'elle vise les notes les plus bas de la tessiture. Dans le combat contre José, la dureté de son timbre ressort encore plus remarquablement lorsqu'elle entre en contact avec la puissance et la fluidité du timbre de son adversaire. Dans le quatrième acte, Silins exploite la rugosité du timbre pour produire une confession d'amour à la fois séductrice et imposante.
Dans les rôles secondaires, Manuela Leonhartsberger incarne par son timbre clair et perçant une Mercédès charmante et enjouée. De la même manière, Elisabeth Schwarz (Fresquita) fournit par son timbre de mezzo-soprano un plaisant contraste avec de Carmen. Maximilian Klakow (Zuniga) et Ben Connor (Moralès) fournissent un appui dramatique pour José par leur chant puissant et leur jeu d'acteur. De même que Marco Di Sapia (Dancaïro) et Karl-Michael Ebner (Remendado), tout à fait expressifs. Le rôle parlé de Lillas Pastia, propriétaire du bar près des remparts de Séville, est pris en charge par Georg Wacks qui montre avec réussite l'excitation et la tension des scènes de bagarres par son jeu d'acteur tantôt comique, tantôt cynique. Le chœur sous la direction de Thomas Böttcher se remarque par l’homogénéité et l’expressivité, même s'il pourrait profiter d'une plus riche direction scénique pour exprimer la joie de la liberté. Le chœur d'enfants sous la direction de Lucio Golino et Brigitte Lehr enrichit la scène par son dynamisme.
Anja Bihlmaier montre une habileté technique impeccable dans la direction du Bühnenorchester der Wiener Staatsoper (orchestre scénique). Les violoncelles se font remarquer par leur plénitude sonore, notamment dans les passages lyriques. Les clarinettes et hautbois assurent la précision articulée de la masse sonore avec soin. Cependant, à certains moments les escarpements sonores dramatiques ne sont pas pleinement exploités, ce qui amoindrit les tensions dramatiques. C'est le cas du contraste lors de la dispute entre Carmen et Don José face à la gaieté du spectacle de torero à la fin de l'opéra. Néanmoins, de manière générale, la direction montre sa compréhension de la structure et des points d'intérêt du drame, elle encourage ainsi l'orchestre à soutenir des chanteurs.