Couvre-feu à travers la France, feu aux poudres pour la culture
La nomination de Roselyne Bachelot devait apporter à la culture son poids politique afin que les arbitrages rendus par le gouvernement puissent épargner autant que possible, dans le respect de la sécurité de tous, un secteur déjà cruellement touché. Le couvre-feu annoncé par le Président de la République ce mercredi vient doucher cet espoir et signer un cuisant échec pour la Ministre. Dans la foulée de l’intervention présidentielle, Roselyne Bachelot publie d’ailleurs un tweet expliquant qu'elle est au travail et mettra “dès demain en place avec les organisations représentatives les mesures d'accompagnement indispensables pour surmonter ensemble cette épreuve.” Ce faisant, elle admet avoir déjà capitulé et chercher à accompagner une crise plutôt que de combattre pour chercher à l’éviter.
Le spectacle vivant en reste donc au régime commun des annonces d’Emmanuel Macron, soit l'instauration d'un couvre-feu entre 21 heures et 6 heures du matin à partir de ce samedi 17 octobre 2020 durant 4 semaines au moins (mais plus probablement six semaines jusqu’au 1er décembre) en Île-de-France et dans huit métropoles (Aix-Marseille, Grenoble, Lille, Lyon, Montpellier, Rouen, Saint-Etienne et Toulouse). Des exceptions sont toutefois prévues, pour travailler mais pas pour se cultiver. Dans les mots du Président, le spectacle vivant se voit ainsi réduit à une aspérité : “Notre objectif c’est de pouvoir continuer à avoir une vie économique, à fonctionner, à travailler tout à fait normalement, à ce qu’il puisse y avoir une vie sociale, mais en réduire des aspérités”.
Il était pourtant possible de faire autrement : la Ministre avait des arguments pour remporter un arbitrage favorable. D’abord, les théâtres ont déjà démontré qu'ils faisaient respecter des mesures sanitaires drastiques, ce dont nos correspondants ont pu rendre compte spectacle après spectacle depuis le début du déconfinement. D’ailleurs, aucun cluster n’a à ce jour été constaté dans une salle de théâtre. Le Président de la République le reconnaît lui-même : “Dans beaucoup d'établissements, les restaurants, les théâtres, les cinémas, on a conçu des règles qui font qu’on est très bien protégés, très bien protégés parce qu’on a réduit le nombre de personnes, parce qu’on a des protocoles qui sont très efficaces au cinéma, comme au théâtre, ou à l’opéra.”
Concrètement, le billet faisant foi (et indiquant l’heure et le lieu du spectacle), il était possible d’autoriser les spectateurs à aller au spectacle et rentrer directement du théâtre jusqu’à chez eux. Cela aurait même été un signe fort. Peut-être même que certains citoyens éloignés de la culture auraient été incités à se rendre au théâtre : qui s'en plaindrait ? Le spectacle vivant serait redevenu ce qu'il est littéralement : un trajet respectueux vers la liberté, un moment de respiration (même masqué) sécurisé. Surtout, une telle décision cultivée aurait évité de saigner une nouvelle fois à blanc le monde de la culture. Emmanuel Macron explique qu’en respectant ces mesures, chacun “protège [son] emploi” : les salariés du secteur culturel apprécieront.
Cette décision s’appuie sur l’objectif d’éviter les contacts dangereux : “Notre objectif doit être de réduire les contacts privés qui sont les moments les plus dangereux, les moments de relâchements où l’on risque de s’infecter parce qu’on va être trop proches les uns des autres”. Or justement, les distanciations sont appliquées dans les théâtres, qui ne sont en rien des moments ou lieux de relâchements sanitaires. Par cette décision, le Président fait donc le choix conscient de sacrifier la culture commune et le spectacle vivant d’une manière injustifiable puisque le véritable objectif est en fait d’éviter les fêtes inconscientes. L'impact pour le spectacle vivant est presque maximal, pour un bénéfice sanitaire presque minimal.
Faisant fi de ces contradictions, le Président de la République explique en revanche que le travail, les services publics (donc les écoles et universités également), ainsi que les déplacements, pourtant à l’origine de la très grande majorité des clusters, vont continuer : “Nous allons continuer à travailler, notre économie en a besoin, notre société en a besoin, nos enfants ont besoin de continuer d’être à l’école. [...] Notre pays a besoin de cela, pour notre moral et puis pour financer le reste du modèle”. Il incite même, comble d’ironie, les français à partir en vacances pour la Toussaint : “Demander aux gens de rester chez eux dans un appartement et de ne pas aller dans un lieu de vacances, honnêtement, ce serait disproportionné et parfois contre-intuitif.” Cet arbitrage signifie donc une fois encore que la culture serait superflue, accessoire.
Les théâtres et les opéras des villes concernées vont donc une fois encore faire face à une situation inextricable et annuler les représentations ou en avancer les horaires afin que les représentations se terminent assez tôt pour que les spectateurs aient le temps de rentrer chez eux. Cette option, relativement faisable durant les week-ends, semble beaucoup plus difficile à mettre en œuvre en semaine : restera alors l’option de réduire la durée des représentations (qui étaient pour une grande partie déjà concentrées en 1h15 environ, temps supportable masqué). Quels que soient les choix, c'est une nouvelle montagne de complications qui vient de s'abattre sur les équipes des théâtres, qui doivent réorganiser leur saison jusqu'au 1er décembre (au moins). Le Président annonce que les secteurs touchés seront aidés, mais les aides n'étaient déjà pas à la hauteur de la crise passée.
Exemple parmi les spectacles qui donneront des nœuds au cerveau de leurs organisateurs, la Tétralogie de l'Opéra de Paris, dont la première série à Bastille doit se dérouler durant la dernière semaine du couvre-feu, semble décidément maudite. Bien d’autres temps forts de la saison lyrique sont menacés par cette décision couperet : La Nonne sanglante à Saint-Étienne, Eugène Onéguine puis Le Premier cercle à l’Opéra de Massy, le second récital d’Anna Netrebko, Dienstag aus Licht et Penthesilea à la Philharmonie de Paris, Hippolyte et Aricie à l’Opéra Comique, Salomé au Théâtre des Champs-Élysées, Le Ballet royal de la nuit à Lille (le Directeur de Caen où débuta le spectacle nous disait combien il était capital que cette production ne connaisse pas d’annulation), Werther à Lyon, Pénélope et Le Viol de Lucrèce à Toulouse, L'Italienne à Alger à Marseille.
Puisque le gouvernement confine les français chez eux à partir de 21h, il reste à espérer que le service public audiovisuel jouera pleinement son rôle en programmant du spectacle vivant sur ses grandes antennes à des heures de grande écoute.