L'Instant Lyrique de Clémentine Margaine, l'Arlésienne Carmen
L'histoire de ce récital est celle d'une nouvelle Arlésienne : cette figure mythique devenue un nom commun pour désigner celle dont on parle sans cesse, dont on ne fait que parler mais qu'on ne voit jamais. L'Arlésienne (qui a d'ailleurs inspiré une œuvre à Bizet) est en fait ce soir le plus célèbre personnage du chef-d'œuvre de ce compositeur (si ce n'est de l'Opéra en général) : Carmen. Clémentine Margaine est en effet connue pour ce rôle et en ce soir qui marque son premier récital parisien elle aurait dû être entre deux interprétations de Carmen (qu'elle a incarnée à travers le globe dans une quinzaine de productions, elle nous en parlait en interview à Paris, nous en rendions compte à New York).
Carmen doit revenir à Bastille avec Varduhi Abrahamyan en décembre mais elle n'est pas au programme du récital ce soir. Elle est pourtant omniprésente par son absence : tous les morceaux semblent annoncer Carmen, raconter son histoire, préparer sa venue. Le répertoire est entièrement hispanique, entièrement dédié à l'Espagne, à moitié par des compositeurs espagnols, à moitié par des français avec même un argentin et un américain en bonus. C'est indéniablement Carmen qu'incarne Clémentine Margaine à chaque chant, dans chaque note, même si aucun air n'est tiré de cet opus de Bizet, la mélodie qu'il a composé pour les Adieux de l'hôtesse arabe sont comme Carmen faisant ses adieux à la vie (ou la mère de Carmen lui disant adieu). Carmen retrouve la langue maternelle de son personnage, chantant Granados, Chapi, de Falla, et des œuvres en espagnol de contemporains français ou d'héritiers de Bizet (Saint-Saëns, Ravel, la Nuit d'Espagne de Massenet).
Le chant est toujours celui de Carmen version Margaine : un imposant placement lyrique nourri dans les longues lignes comme les passages rapides, d'un timbre sensuel et râpeux. Les chutes comme les élans mélodiques sont richement investis, les ornements intenses au point de rejoindre et nourrir la phrase. Même les prières sont lyriques. La justesse se fait toutefois absente de longues tenues prises trop par en-dessous et trop tubées pour n'être que des choix interprétatifs, même s'ils plongent ensuite dans une douleur intense. La "carne" (chair) est chantée comme la Carmen charnelle. Les La la la la de la Chanson espagnole de Ravel résonnent comme les Tralalala de la Séguedille de Carmen.
La mezzo a ce soir une invitée de choix, une présence qui comble l'absence : de Carmen mais aussi des opportunités pour les jeunes artistes en ces temps de crise. La soprano Cyrielle Ndjiki Nya est en effet invitée à ce récital via Momentum, projet à l'initiative de la chanteuse et cheffe Barbara Hannigan, qui se voue à soutenir les jeunes artistes. Le cachet de la soprano ce soir est d'ailleurs le fruit de trois générosités : celles de l'Eléphant Paname, de Momentum mais aussi de Clémentine Margaine qui joint ainsi le geste à la parole, et au chant. Les deux chanteuses font même jeu égal en duo. Leurs voix se mêlent, se marient, se croisent en puissance et articulation, Cyrielle Ndjiki Nya faisant comprendre par des aigus et des résonances vibrantes pourquoi elle est désignée comme soprano alors que le corps de voix suit pleinement la mezzo. Elle déploie aussi en soliste de riches vocalises a cappella, montant vers un aigu glorieux.
Clémentine Margaine referme son programme sur I am easily assimilated du Candide de Bernstein, enchaînant des accents caricaturaux (et fort malaisants) comme ses soudains élans lyriques. Cyrielle Ndjiki Nya entre alors avec un regard noir, pour bien faire comprendre qu'il s'agit d'un sketch sur le melting-pot et tout est bien qui finit dans les rires et les aigus.
La pianiste Sarah Margaine prouve qu'elle est bien plus qu'une accompagnatrice et qu'une soeur de. Son parcours le laisse penser, son jeu le démontre avec une puissance toujours très inspirée et sûre. Le martèlement charpenté de son piano est implacable, comme l'articulation picotante d'une guitare espagnole trouvée dans (par) le clavier.
Chacune des chanteuses offre avec la pianiste un bis également acclamé. Clémentine Margaine toise son assistance avec un sourire mutin et offre la "Canción al arbol del olvido", la Chanson de l'arbre de l'oubli : comme si elle avait oublié Carmen.
Le public applaudit à tout rompre, les artistes reçoivent leurs bouquets, retournent en coulisses, la lumière se rallume, les portes s'ouvrent. Restent donc les souvenirs et les échos de Carmen.
Et puis, finalement, L'Arlésienne Carmen Margaine surgit à nouveau et entonne son envoutante Habanera pour combler la soirée et l'auditoire !