Cecilia Bartoli triomphale enchante Farinelli à Versailles
La Diva mezzo ayant accepté -comme sa consœur en célébrité la soprano Anna Netrebko le fera pour son récital prochain à la Philharmonie- de donner deux fois son tour de chant à la suite (avec une pause entre les deux), le Château de Versailles a pu reporter toutes les places du récital Bartoli annulé en mars dernier. La date était bien entendu à guichets fermés et les deux demi-jauges pleines font chacune un triomphe complet.
Le triomphe est assuré dès la seconde note tenue (infiniment) de la première phrase à la chaude rondeur sculptée en bouche et les premières vocalises feu d'artifice du tout premier air "Lontan dal solo e caro..." extrait du Polifemo de Porpora. Ce (tout premier) morceau se conclut sur un grand ralenti très tenu et très nourri, qui illustre l'attente et l'espoir du personnage comme tous les autres choix vocaux traduisent la lettre du texte. Dès le second air, elle offre le tube Lascia la spina immortalisé par Farinelli (le castrat et le film). La Diva offre d'ailleurs un spectacle mis en espace rappelant le biopic cinématographique, montrant les coulisses sur la scène.
La Diva a son chambellan qui installe sur le plateau côté Cour un tréteau de costumes et d'étoles, et ouvre côté Jardin une malle à merveilles servant de meuble pour coiffure, maquillage et accessoires. Bartoli passe ainsi durant les interludes instrumentaux de la tenue et coiffure garçonne à la robe et coiffure de Cléopâtre, revient aux bottes et à la veste à jabot pour repartir via une robe royale vers ses inoubliables plumes colorées. Incarné par Xavier Laforge, son suivant invite même Cecilia Bartoli à faire un petit numéro de danse, la Diva claquant des talons, tournoyant du corps et des mains. Il invite le chef à démarrer, accueille sur scène les solistes hormis le trompettiste qu'il fait mine de repousser, alors pourtant que le musicien est assez juste sur son instrument d'époque.
Le trompettiste se fait surtout duelliste en chef, lançant tout au long de la soirée des défis de virtuosité au chalumeau (hautbois ancien), à la flûte et surtout à la mezzo. Sauf qu'il a beau démultiplier la complexité et l'immense longueur des phrases, la chanteuse le surpasse toujours en vocalises de rossignol et en longueur de notes. Le trompettiste s'arme alors d'un appeau imitant l'oiseau, mais rien n'y fait : même si Cecilia Bartoli s'exclame vers le public dans un français parfait "il exagère", c'est le musicien qui doit finalement conclure "elle a encore gagné !"
Là encore, l'interprétation est signifiante : mettant en scène la rivalité des virtuoses (avec les concours entre voix et instruments aussi répandus à l'époque que les rivalités entre castrats d'un théâtre à l'autre) et représentant littéralement le texte (qui parle des augelletti : oiselets dans Rinaldo de Haendel). L'interprétation se veut ainsi littéralement littérale, Cecilia Bartoli faisant même flotter un oiseau au bout d'une canne à pêche au-dessus du public et des musiciens qui tentent de l'attraper comme au manège.
L'Orchestre Les Musiciens du Prince (créé sur une idée de Bartoli !) dirigés par Gianluca Capuano tout en noir avec juste une ligne et point rouge au veston et au col arborent ainsi eux aussi les sentiments littéraux qu'ils expriment : en sobriété et en passion, depuis Le rouge et le noir jusqu'En rouge et noir, de la délicatesse à la fougue. Le premier violon Andres Gabetta emmène ainsi la virtuosité échevelée typique des concerti italiens, sur une constante richesse équilibrée de timbre tutti.
L'accompagnement au service de la chanteuse est riche en effets instrumentaux, avec machine à vent et plaque de tonnerre, archets joués près du chevalet pour se rapprocher de la touche et illustrer le passage d'une tempête. L'archiluth est joué comme une mandoline, avant que n'entre effectivement une mandoline.
L'Opéra Royal devient ainsi un havre de musique dans ce contexte tragique pour la culture. Il devient même un havre sanitaire ! Tout le monde y garde ses distances et son masque, à commencer par le personnel aux protections noires brodées d'or aux initiales Château de Versailles Spectacles... tandis qu'en ville la majorité des gens considèrent le masque comme inutile, y compris les parents de famille, les serveurs et même les gendarmes entassés dans leurs fourgons. Fort heureusement comme le chante Cecilia Bartoli dans la dernière phrase du dernier air au programme (Ode à Sainte Cécile de Haendel) :
"What passion cannot Music raise and quell" (Quelles passions la musique ne peut-elle susciter et apaiser) !
D'autant que le spectacle n'est pas fini. La chanteuse qui doit pourtant enchaîner deux récitals (d'1h30 avec 1h30 entre) offre trois bis, dans le programme généreux d'une technique maîtrisée. Le premier pousse le duo-duel instrumental-vocal jusqu'à la folie et même au délire : la musique se transforme en jazz, avec sa contrebasse pincée, sa trompette enivrée et tout l'orchestre se met même à claquer des doigts lorsque Cecilia Bartoli chante Summertime !
Le deuxième bis conserve la féerie de l'accompagnement et plonge dans la chanson italienne avec Non Ti Scordar Di Me. Enfin, elle fend la scène pour entrer sur un troisième bis, portant sa légendaire tenue (corset doré, traîne et plumes rouges) dans laquelle elle est immortalisée au Musée Grévin, avec sa voix immortellement gravée au disque depuis le grave jusqu'à l'aigu dans un tourbillon de vocalises.
Elle encourage même le chef à précipiter encore le tempo et le couronne d'un plumeau rouge comme elle couronne son triomphe.