À l'extrême bord du monde de La Monnaie
« Tu m'as volé ma vie, et maintenant tu m'as volé ma mort »
L’opéra semi-scénique est intense, concentré en une heure chrono de descente aux enfers et d’une glissade nihiliste vers l’extrême bord du monde. Comme c'est désormais la coutume par deux fois chaque début de saison, La Monnaie de Bruxelles invite son public à découvrir une création inédite. À l'extrême bord du monde a été conçu à l’issue d’une résidence de la Chapelle Musicale Reine Elisabeth avec pour mentor Benoît Mernier. Soutenue par L’European Network of Opera Academies, la création mondiale se consacre au sujet très sombre et lourd qu'est l'amour et le déchirement identitaire à travers l'histoire de deux personnages en exil : Stefan Zweig et sa seconde épouse Lotte.
Il semble difficile aujourd’hui de ne pas retrouver l’écho de nos tragédies quotidiennes dans les pièces que nous présente La Monnaie. Si Dead Little Girl guidée par feu Patrick Davin avait parlé avec un regard très cru de la mort imminente, la solitude et la maladie, ici Harold Noben raconte avec Jacques de Decker et son livret le compte à rebours d’un suicide. Stefan Zweig et sa seconde épouse Lotte (de 30 ans sa cadette et son ancienne secrétaire) s'exilent dans un coin de paradis au Brésil en pleine guerre mondiale. Coincés dans leur cage dorée à regarder le reste du monde et leurs amis mourir, Lotte et Stefan perdent peu à peu raison et s'installe alors un malaise qui progresse au sein du couple comme la pire des maladies. L'histoire est romancée grâce aux écrits de l'artiste et à la transcription de ses Lettres d’Amérique du Sud (1940-1942) offrant un tournant contemporain et surtout très ironique aux ressentis du couple. Stefan Zweig, la star du duo, souffre d’un nihilisme de plus en plus profond, et elle de son côté tousse et s'étouffe (particulièrement menaçant en temps de Covid) : elle souffre d’asthme, mais aussi de la suffocation de cette vie de femme-accessoire au service d’un vieillard dépressif-égocentré, de son existence de bâton-de-marche.
« Elle tape à la machine sous sa dictée, corrige, relit, prend soin de ses manuscrits, des bagages, des billets de bateau, de train, d’avion… Ce qu'il faut comme dévouement féminin pour qu'un homme puisse créer ! » Sophie Van der Stegen
Difficile donc de faire l'impasse sur les agonies de chacun des protagonistes, qui semblent familières à la sortie de ces temps de confinement. Voir le monde mourir, chacun chez soi, repliés sur la solitude d'un couple. La Modernité du propos se trouve magnifiée par la musique d'Harold Noben. Véritable thriller indolent, vif et presque cinématographique, la musique du compositeur s'offre complexe, psychologique et pourtant très "simple" grâce au minimalisme de son interprétation : avec en effet, pour seuls musiciens l'Aurora Piano Quartet formé en 2015 par Amia Janicki, Natanael Ferreira, Gabriel Esteban et Elio Coria à Genève, ainsi que les deux solistes Lila Hajosi et Valentin Thill, nouvelle génération de musiciens talentueux.
« Si cela ne tenait qu’à Lotte, nous ne quitterions jamais le Brésil. Elle a beaucoup changé et m’importune sans arrêt avec son exaltation et ses exclamations. N’est-ce pas extraordinaire ? Et dire que je ne l'ai épousée que parce qu'à l'époque elle était si discrète. » (Lotte & Stefan Zweig : Lettres d’Amérique du Sud, 1940-1942)
Derrière le réalisme du propos, la mise en scène de Mien Bogaert semble plus onirique avec une accumulation de plantes brésiliennes, de télévisions projetant des vidéos d’archives montées par Benjamin Lycke. Dans cette épaisse forêt, l’univers bourgeois du couple n'est dérangé que par des images de bombes, d'immeubles en ruine et les cris d’un perroquet en cage. Ils le sont aussi, dans cette cage épaisse de solitude où ne persistent que les notes offertes par le quatuor.
Les voix, dans cette mise en musique minimaliste s’offrent très crues, nues et semblent flotter avec un naturel désarmant. En effet, dans ce choix de distribution, la jeune Lotte trouve en la mezzo-soprano Lila Hajosi une voix résolument pure. Formée dans les règles de l'art dramatique, de la musique ancienne (auprès de Jordi Savall) et du chant lyrique, la jeune chanteuse témoigne de sa maîtrise vocale à la signature très baroque. La voix sombre, tenue dans des notes soufflées d'une respiration indolente, reflète la profondeur du propos. Les arias sonnent claires, parfois soufflées et intimes avec la faiblesse d'une voix émotive à la mesure de son personnage qui souffre d'une ligne serrée des blessures de son conjoint.
Stefan Zweig, incarné par Valentin Thill marque son rôle d’une voix hybride. Le romantisme du propos l’emporte, offrant au ténor français une intimité vocale et une finesse dans certains aigus très purs. La largesse de jeu du chanteur l'emporte sur l’étroitesse de l’esprit masculin dont témoigne Stefan Zweig en fin de vie. Plus humain, plus sensible, la voix du chanteur réussit à témoigner des non-dits des écritures de l’homme de lettres, livrant peut-être une raison à ce mystérieux suicide.