Clôture du Festival de Fénétrange : les Heures exquises
Un investissement total. C’est ce qui ressort de ce dernier concert du Festival de Fénétrange, délocalisé pour l’occasion dans la moderne et élégante salle du centre socio-culturel de Sarre-Union (Bas-Rhin) : investissement total du plateau vocal et musical, des bénévoles qui n’auront pas compté leurs heures pour assurer que cette édition 2020 se déroule malgré la crise sanitaire, et dans des conditions optimales. Entre fête et nostalgie viennoise, le programme élaboré de main de maître par Mathieu Herzog, altiste, membre fondateur du quatuor Ébène et chef de l’Ensemble Appassionato est intelligemment construit et expliqué par le chef au public avec beaucoup d’esprit, de simplicité et d’humour.
Mathieu Herzog le reconnaît, il a passé quelques nuits blanches pour concocter ce programme avec un ensemble aux dimensions réduites, qui convienne également aux deux chanteuses solistes, offrant une palette viennoise permettant de s’imprégner de la richesse musicale autrichienne à diverses époques.
Trois étapes jalonnent ce programme : la Vienne de Mozart, celle des valses légères de Johann Strauss et des heures exquises de Lehar, enfin la Vienne bouleversante de Mahler et Korngold, celle d’avant les heures sombres. Les valses de Strauss assurent la transition entre chaque partie. Mathieu Herzog l’affirme, les écouter suscite l’envie irrépressible de boire une coupe de champagne, mais c’est l’envie de danser qui prend le dessus.
Réprimée bien logiquement par le public, qui s’amuse tout de même à faire tournoyer ses pieds, la danse s’empare des instrumentistes et du chef. Dans une élégante amplitude, ses bras tournoient, ses jambes valsent, sa fougue contamine les cordes qui battent le rythme de leurs pieds, emportés par la beauté de la musique, tous ayant à cœur de transmettre tendresse, générosité et légèreté. Les cordes, très expressives quel que soit le registre, attentives à toutes les nuances, sont frottées avec virtuosité, les pizzicati fendent l’air, claquent, explosent sur leurs forte. Le piano porte lui toutes les nuances, profond, solennel puis léger comme un pépiement dans la délicatesse du frappé.
Pour Mozart, Ah guarda sorella de Cosi fan tutte fond timbres de voix et timbres des vents, virtuoses sur la Kaiser Walzer. Les Roses du Sud de Strauss sont honorées par une harpe délicate, légère à souhait, puis fortement expressive et émouvante pour Korngold. Somptueux, le cor anglais magnifie l’émouvant Ich bin der Welt des Rückert Lieder de Mahler, qui rappelle sur certaines mesures sa Symphonie n°5. Cette ambiance finale qui serre les gorges entraîne naturellement une retenue recueillie du public, lui qui avait laissé éclater sa joie par des applaudissements fréquents et nourris sur les valses, attend alors quelques instants avant d’offrir son ovation d’avant rappel.
La magie du programme s’opère aussi par la présence scénique forte et engagée d’Ambroisine Bré et Jeanne Gérard. La première enchaîne les rôles travestis en élégant ensemble avec pantalon noir, la seconde brille en robe de gala. Outre leurs qualités vocales, elles séduisent le public par cette expressivité scénique qui les fait entrer dans la peau de leurs divers personnages, du Chérubin d’Ambroisine Bré interloqué sur Non so più à la Comtesse Almaviva furieuse et pleine de rage de Jeanne Gérard, de Marietta à Fiordiligi ou Dorabella.
La ribambelle d’aigus à la pureté cristalline d’Ambroisine Bré débute par une portée puissante qu’elle atténue intelligemment sous les soupirs de Chérubin à présent interloqué. La mezzo conserve une articulation ciselée malgré la vélocité de cet air, et cette qualité de diction qui dispense largement de sur-titrage se ressent tout autant dans le français de L’Heure exquise et dans le premier air en allemand, celui d’Orlofsky tiré de La Chauve-Souris de Strauss. Elle s’amuse visiblement sur scène, étire les syllabes sur "die Flasche an der Kopf" (la bouteille sur la tête), dispense des mediums corsés et offre une cascade vocale qui se jette dans les graves. Les mediums prennent une profondeur adéquate pour Mahler, et les graves veloutés d’Orlofsky deviennent justement profonds et émouvants pour Ich bin der Welt, comme une preuve ultime de la capacité d’adaptation de la mezzo, jouant des nuances pour amuser et émouvoir.
Le constat est le même pour Jeanne Gérard (tête d'affiche des dernières Musiques en Fête). La rage et la fureur de la Comtesse Almaviva transparaissent dans des aigus puissants, comme une déflagration de souffrance. Elle apporte un soin particulier aux consonnes, qu’elle étire sur « vendetta » et la perception fine du texte est une évidence. Le maintien du souffle est modelé, les nuances soignées. La diction conserve les mêmes qualités dans les trois langues, avec, pour la soprano aussi, un timbre adapté à chaque personnage. Là où les aigus exprimaient toute la puissance de la Comtesse, ils façonnent la Giuditta de Lehar, libre et séductrice, comme ils amusent dans la folle soirée chez Orlofsky de l’autre Comtesse, la pseudo-hongroise Czardas. La Marietta de La Ville morte de Korngold offre sa page la plus émouvante à Jeanne Gérard, dont l’expressivité douloureuse ressort dans les aigus comme dans les mediums.
En duos, la complicité transparait aussi dans leurs regards échangés. Mutines sœurs de Cosi fan tutte, qui jettent l’une puis l’autre des œillades au public, elles sont un couple convaincant en Annio et Servilia de La Clémence de Titus. Les qualités vocales sont conservées sans jamais que l’une ou l’autre ne cherche à tirer la couverture. Au contraire, leur alliance scénique se retrouve dans celle de leurs timbres, jusqu’à ce que, pour L’Heure exquise offerte à nouveau en rappel, Ambroisine Bré ose le tout pour le tout : elle se jette aux pieds de Jeanne Gérard, sous les bravi du public et le regard complice de Mathieu Herzog.