Chef d'œuvre baroque version psycho-thriller : Bajazet de Vivaldi au Wiener Kammeroper
La mise en scène exploite avec intelligence et efficacité la taille réduite de la scène au Kammeroper (Opéra de chambre, du Théâtre de la Vienne). Le décor de Didzis Jaunzems partage la scène en deux : la première moitié est décorée en avant-scène et la deuxième, derrière le mur de séparation, est un espace polyvalent qui se transforme en fonction de la progression du drame en écran de projection, salle de répétition pour les chanteurs, salle psychiatrique, cage des monstres. L'orchestre se trouve dans le cachot qui fait partie de la scène et observe aussi Idaspe tel un sujet de laboratoire.
De bout en bout, l'ensemble visuel incite les spectateurs à s'interroger sans cesse sur la réalité de ce qui est représenté. Tels les personnages qui s'engagent de plus en plus dans le drame jusqu'à atteindre la folie, la scène navigue de plus en plus vaguement entre le réel et le surréel. La représentation pourrait même être un spectacle de fous, puisqu'Idaspe, observatrice observée et souvent silencieuse, manœuvre patiemment le microphone au commencement du drame, mais adopte de plus en plus l'attitude d'une détective qui place des marques comme pour une scène de crime. Le fier Bajazet se trouve même mort sur la scène. L'éclairage coloré et expressif de Franz Tscheck se combine à la manœuvre scénique de brouillard et suit la dégradation abrupte de la séance de répétition collective vers une démonstration publique de la folie.
Kristján Jóhannesson dans le rôle de Bajazet montre une figure fière, d’abord assez sceptique par rapport au drame, mais finissant par incarner le personnage tragique par excellence, préférant la mort au déshonneur. Son timbre, d'une texture granuleuse, soutient les deux phases de la représentation à la plénitude. Il donne également un poids fondamental dans les passages en unisson avec les autres. Le registre haut notamment souligne la texture distincte de la voix, ainsi qu'une longueur de respiration sans faille qui garantit une maîtrise aisée sur des fioritures. Toujours vocalement et dramatiquement engagé, il offre dans le troisième acte un véritable coup tragique dans ses arias, notamment lorsqu'il fournit à sa fille Asteria le poison qui devrait tuer Tamerlano ou dans le finale, où les notes hautes sont criées pour maximiser l'impact dramatique.
Le contreténor Rafał Tomkiewicz incarne sa némésis, le cruel Tamerlano. Son timbre qui se caractérise par une brillance et une clarté aérienne évoque sans doute la pureté et l'innocence. Cependant, le contraste entre le chant et le personnage fournit une tension intéressante. De plus, Tomkiewicz sait bien profiter de la douceur et de la mélodicité de sa voix pour établir une ironie effrayante avec le dérèglement émotionnel du personnage. La rondeur chaleureuse de son chant est surtout mise en valeur dans ses duos avec Irène.
La mezzo-soprano Sofia Vinnik incarne la fille de Bajazet, Asteria. Son personnage parcourt une transformation antithétique : timide dans la première moitié du drame, féroce et fière dans la seconde. L'intensité de sa présence scénique va de pair avec l'épaisseur de son timbre qui peut percer de manière tranchante pendant les affectations les plus intenses du personnage. Sa supplication pour que Tamerlano la tue suite au suicide de son père met en valeur sa virtuosité vocale et la précision de son articulation, des intonations dramatiques et des fioritures ambitieuses dans la partie vive ou solennelle dans la partie lente. Cette gravité vocale fournit un appui précieux dans les échanges avec Bajazet et Tamerlano, et un contrepoids considérable au timbre cristallin d'Irène.
Rivale amoureuse d'Asteria, Irène désire devenir épouse de Tamerlano pour assurer sa montée au pouvoir. Le personnage parcourt une transformation psychologique inverse à celle d'Asteria : une diva au départ, effacée ensuite (mais redevenue féroce et jalouse dans sa conquête de Tamerlano). Valentina Petraeva donne vie au personnage par l'éclat de son timbre expressif et éclatant. Malgré des difficultés momentanés dans le souffle, ses fioritures montrent un effort acharné pour maintenir une puissance équilibrée. Le chant se révèle flexible néanmoins, rond et lyrique dans sa lamentation auprès de Tamerlano, sombre lorsqu'elle révèle la coupe empoisonnée par Asteria à Tamerlano.
Andrew Morstein dans le rôle d'Andronico se fait remarquer par son timbre épais. La puissance du chant met la chaleur de sa voix en avant, qui couvre avec aisance les transitions, même les plus exigeantes, entre les registres. Son jeu d'acteur est tout à fait engagé et soigne le personnage qui ne se réduit pas à la figure d'amant désespéré et trop sentimental. Chantant constamment à pleine voix, sa virtuosité vocale se manifeste de manière évidente dans l'aria «La sorte mia spietata» («Mon destin impitoyable»).
Miriam Kutrowatz incarne Idaspe, fidèle servant d'Andronico, rôle destiné à un castrat. La plupart du temps observatrice silencieuse, elle n'est néanmoins nullement effacée. La transparence de son timbre est dotée d'une pureté considérable qui se rapproche de celle de Tomkiewicz (Tamerlano) et plus cristalline que celle de Petraeva (Irène). La clarté de la voix s’allie à une délicatesse qui s'approche dans le style d'une berceuse, mais cette même délicatesse peut se transformer en férocité lorsque le registre haut perce. Toutes les fioritures sont menées avec aisance et naturel, ce qui souligne la solidité du souffle.
Roger Díaz-Cajamarca dirige le Bach Consort Wien avec soin, raffinement et vigueur. Les couleurs des instruments sont mises en valeur, ainsi que l'articulation et la précision du cembalo (clavecin de chef) permettant à la musique de représenter avec justesse toutes les nuances des passions humaines.