La Khovanchtchina à la Philharmonie : Moussorgski triomphal par le Mariinsky de Gergiev
La Khovanchtchina est un pilier du répertoire russe, créé à Saint-Pétersbourg (ville du Mariinsky), une fresque historico-politique musicale dans la grande tradition slave (celle d'Une Vie pour le tsar de Glinka) : une nouvelle occasion de glorifier la patrie russe, de questionner sa piété mais aussi sa violence. Moussorgski se plonge dans cette Khovanchtchina (la révolte des Khovanski) alors qu'il travaille à la seconde version de son autre chef-d'œuvre historique : Boris Godounov. Plongeant dans les sources historiques (pour écrire lui-même le livret) autant que les chants religieux et traditionnels, Moussorgski (mort à seulement 42 ans en 1881) laisse inachevée l'orchestration de La Khovanchtchina, d'abord reprise (et fortement coupée) par Rimski-Korsakov. C'est donc la version Chostakovitch qui est proposée ici et pour cause : les musiciens de Gergiev venus de Saint-Pétersbourg tiennent à offrir l'œuvre dans son intégralité : une après-midi-soirée de concert d'environs 5 heures (avec un entracte) où le public retient son souffle admiratif (au point d'oublier qu'il porte -pourtant consciencieusement- un masque).
L'entrée des artistes et de Gergiev est d'emblée acclamée, saluant les désormais traditionnelles tournées des "Saisons Russes en France" (nos précédents comptes-rendus), l'entracte et la fin du spectacle sont de nouveaux triomphes. L'orchestre et sa direction font une démonstration de bout en bout de ce qu'une telle partition peut offrir de subtilités et de richesses. Chaque timbre de chaque pupitre est exploité dans l'immense palette de ses contrastes, de la plus tendre délicatesse à des cataractes sonores ébouriffants. Les voix déploient tout autant ces caractères superlatifs, qui sont ceux d'une fresque Historique, la vie et l'âme de tout un peuple ici comme en délégation diplomatique culturelle. Le chœur pourtant réduit (par rapport aux standards russes et aux dimensions de cet opus) à 41 artistes espacés sur les rangées derrière la scène, pétrifient l'auditoire par leurs prières susurrées comme l'immensité de leurs chants patriotiques. Si les voix de soprano bougent un peu, l'ensemble des pupitres offre les couleurs du chant slave, comme chacune et chacun des solistes.
Le personnage principal (féminin) Marfa est telle une Norma russe sacrificielle et incandescente. Yulia Matochkina parcourt vocalement toute cette psychologie du personnage, de ses graves veloutés et appuyés à des aigus illuminés d'une obscure clarté vocale. Le tout est porté par un souffle long et riche comme cette Histoire.
Les Princes Ivan et Andrei Khovansky jouent pleinement le jeu dans cette version de concert où la dramaturgie si puissante dans la seule partition leur permet d'incarner à tout moment leur personnage typique (avec regard au loin tels les héros soviétiques). Les deux interprètes offrent les deux extrêmes tout aussi typiques des voix russes. Le premier, la basse Mikhail Petrenko déploie un grave slave sonnant et soufflé plein d'effets tandis que le second, Yevgeny Akimov, soutient un ténor aussi russe, montant puissamment sur une intensité couverte.
Evgeny Nikitin impose sa stature physique et vocale au personnage de Shaklovity. Le fort Boyard (nom des aristocrates orthodoxes) porte l'espoir tragique comme le chant patriotique vibrant est porté par les cordes et les cuivres. Oleg Videman, incarnant le Prince Vasily Golitzin, montre que même les chanteurs au médium serré et au volume d'abord distant (avec un léger zozotement) peuvent dans cette troupe éclater en aigus à la fois clairs, couverts et puissants.
Le Dossifeï (prêtre immortalisé par Chaliapine) est incarné par Stanislav Trofimov avec toute la richesse dramatique et vocale du personnage : du tendre appel à la paix jusqu'aux foudres divines cuivrées, toujours avec un grand et noble appui vocal. Larisa Gogolevskaya exagère vocalement le caractère de son personnage de "vieille femme" s'appuyant sur une voix essoufflée et ténue, puis elle monte vers un aigu déchirant le mezzo forte de l'orchestre. À l'inverse, Violetta Lukyanenko incarne la jeune Emma du quartier allemand dans une caresse vocale avec des résonances étincelantes.
Andrei Popov campe Le Scribe comme le traditionnel personnage du fou/illuminé des pièces russes, représentant le peuple traumatisé par tous ces conflits, tout en maîtrisant les envolées de sa voix tendue mais élancée. Alexander Nikitin en Streshnev soutient lui aussi une voix glissée. Anton Khalansky propose un Kuzka projeté et étouffé, très droit dans la ligne et s'offrant en porte-parole lyrique. Les deux Strelets Grigory Karasev et Yuri Vlasov emplissent la Philharmonie de leurs voix russes charpentées, marquée pour le premier, phrasée pour le second. Efim Zavalny est un Clerc obscur par l'appui mais montant avec liant vers des aigus projetés. Oleg Losev (Minion) rappelle que même les ténors russes peuvent plonger vers les graves, tandis qu'Ilia Mazurov montre que même un choriste peut avoir une basse assise.
Valery Gergiev dirige cette version concertante avec sa fameuse baguette courte (surnommée le cure-dent) dans la main droite, frémissant autant que sa main gauche tremble. De fait, même des musiciens de cette qualité et qui connaissent bien ce chef, ne parviennent pas à partir ensemble (Gergiev ne donne pas un signal mais un tremblement de départs), le son s'accorde toutefois immédiatement après l'attaque et les intentions sont limpides.
Autant que le triomphe, qui n'a rien de modeste et tout de Modeste (Moussorgski).