Zazà au Theater an der Wien : le véritable drame se passe à l'arrière-scène
En entrant dans la salle de spectacle, le rideau est déjà ouvert. La scène est une salle de répétition d’un music-hall à Saint-Étienne où travaille l’héroïne Zazà. Elle n'est pas encore là, mais ses collègues l’attendent : les danseuses s'étirent, l'orchestre s'ajuste et un clown se balade librement sur la scène (un clin d'œil, bien entendu à I Pagliacci de 1892, l'opéra le plus célèbre de Leoncavallo). Les lumières s'assombrissent ensuite pour signaler le début du spectacle, pour l’assistance comme pour les personnages sur scène. La musique marque la fin de l'attente par une ouverture qui commence vive et gaie, puis mélodique et caressante, comme pour manifester l'aventure passionnée de Zazà.
L'histoire capte pleinement l'esprit du verismo qui s'intéresse aux intrigues et aux personnes quotidiennes. Inspiré par une pièce de théâtre française à laquelle Leoncavallo a ajouté sa propre expérience du music-hall, Zazà suit une diva du music-hall provincial qui tombe follement amoureuse de l'un de ses mécènes, le riche homme d'affaires Milio Dufresne. Au premier acte, la jeune femme accepte le défi du journaliste Bussy de séduire Milio, dont elle tombe finalement amoureuse, au grand dam de son prétendant, le célèbre chanteur Cascart qui a lancé sa carrière. Au deuxième acte, Zazà et Milio sont amants, mais ce dernier annonce son départ prochain pour l'Amérique. Anaide, mère de Zazà, craint cette liaison, tandis que le jaloux Cascart révèle à Zazà qu'il a vu Milio avec une autre femme à Paris ce qui décide Zazà, accompagnée par son amie Natalia, de se rendre à la capitale. Le troisième acte s'ouvre sur la fade vie maritale de Milio et Madame Dufresne. Alors qu'il s'absentent, Zazà et Natalia paraissent et constatent que Milio est marié. Zazà est résolue à conquérir son amant, mais change d'avis quand elle voit Totò, fille de Milio, dont la beauté et l'innocence la touchent : lorsque Madame Dufresne reparaît, seule et surprise de voir les deux étrangères chez elle, Zazà lui cache sa liaison avec Milio. Dans le dernier acte, Courtois, Directeur du music-hall, s'inquiète de l'absence de Zazà auprès d'Anaide quand la jeune femme revient, triste et détruite. Milio, ignorant tout de la visite de Zazà à Paris, vient retrouver sa maîtresse, qui l'informe de sa visite chez lui et lui fait croire qu'elle a révélé leur liaison à sa femme. Enragé, Milio la repousse. Mais Zazà lui révèle qu'elle n'a rien dit et rompt avec lui, par devoir vis-à-vis de Totò.
Svetlana Aksenova offre une interprétation rayonnante, charmante et coquette du rôle de Zazà. Elle enchante d’emblée par sa voix veloutée et l'expressivité de sa diction. Sa maîtrise du souffle et la solidité de son timbre se font tout de suite remarquer, notamment dans le registre médian, le plus chaleureux et tout à fait adapté à l'expression de la passion et de l'amour. Ses aigus, d'une brillance sans faille, apportent un impact dramatique considérable, notamment dans ses duos avec Milio et/ou Cascart. Les graves servent d'appui pour des intonations tragiques qui se rapprochent du parler naturel. L'aria « Mamma usciva di casa in sull’aurora » (Ma mère quitta la maison à l'aube) dans le troisième acte est une explosion d'émotions et de tension dramatique démontrant la compréhension profonde d'Aksenova envers la psychologie du personnage.
Le Milio Dufresne de Nikolai Schukoff est un séducteur dont les caprices rappellent ceux de Pinkerton. Le jeu d'acteur saisit impeccablement l'hypocrisie du personnage et l'ironie de ses élans amoureux. Vocalement, Schukoff dispose d'un timbre riche et puissant, et expose sa virtuosité dès son entrée. Son registre aigu est brillant et d'une force dignes d'un Heldentenor. Ses notes hautes sont claires et précises, consciemment chantées sans jamais être forcées. Le souffle, quant à lui, se trouve parfois un peu limité, mais la diction reste toujours soignée.
En Cascart, Christopher Maltman est à la fois comique et réaliste : à aucun moment la figure du vieil amoureux désespéré ne glisse trop loin dans la caricature. Soutenu par un long souffle, son timbre est solide et dense, avec une certaine rondeur malgré quelques aigus tonitruants. Le baryton assure une diction soignée et des intonations vocales intenses, réfléchies et cohérentes. Ses échanges avec Zazà offrent un équilibre vocal et dramatique mettant les deux personnages en valeur. L'aria « Zazà, piccola zingara » (Zazà, petite gitane) dans le quatrième acte lui permet notamment d'exposer sa maîtrise vocale.
Dans les rôles secondaires, Tobias Greenhalgh incarne un Bussy charmant et dynamique à la fois par son chant et son jeu d'acteur. Son timbre, naturellement épais et puissant, est constamment soutenu par une respiration longue et bien maîtrisée, permettant à la voix d'assurer son éclat. Son interaction avec Zazà démontre une attraction mutuelle et un échange d'énergie. Incarnant Anaide, mère de Zazà, Enkelejda Shkosa puise stratégiquement dans sa capacité vocale et son habileté dramatique. Elle incarne avec justesse la figure de la mère névrosée dont les ambitions se manifestent parfois aux dépens de sa fille. La richesse de son timbre lui permet de couvrir tous les registres avec aisance et ses légères fioritures font penser aux chanteuses de Rossini du temps jadis, mais sans la naïveté dramatique.
Juliette Mars, en Natalia (servante et copine de Zazà), campe un personnage sympathique. Son timbre démontre une transparence et une certaine pureté qui communiquent la douceur et l'empathie du personnage. Elle fait toutefois preuve de densité vocale lorsque le personnage est emporté par des sentiments forts.
Dorothea Herbert incarne Floriana, rivale de Zazà, et Madame Dufresne avec une conviction élégante et hautaine, antithèse adéquate de la vedette provinciale amoureuse de son mari. La solidité de son timbre, capable de percer dans les notes hautes, renforce ce jeu d'actrice.
Vittoria Antonuzzo est une Totò adorable qui encourage l'intensité émotionnelle pendant sa rencontre avec Zazà. Paul Schweinester en Courtois, Directeur du music-hall, capte le comique de son personnage à la fois par son jeu d'acteur et son jeu d'intonations vocales. De même qu'Ivan Zinoviev dans le rôle de Duclou, régisseur de plateau et son assistant, Augusto, incarné par Johannes Bamberger. Le Chœur Arnold Schoenberg, dirigé par Erwin Ortner, renforce la mélancolie sous-jacente de la liaison de Zazà et Milio vouée à l'échec.
La collaboration musicale entre Stefan Soltész et l'ORF Radio-Symphonieorchester Wien est fructueuse. La masse sonore exprime la totalité des palettes dans toute sa richesse. Les passages lyriques sont bien assurés par un bel entendement entre les vents, les violons et les cuivres qui saisissent les intentions émotionnelle et dramatique du son de manière efficace. L'articulation est également impeccable, toujours au profit de la communication de tensions dramatiques sur scène. En somme, l'orchestre gère intelligemment la plénitude de la masse sonore de telle sorte que son intensité et sa densité s'imposent aux bons moments et ne semble jamais surchargée. Les chanteurs profitent également de ce soin et sont constamment encouragés et soutenus.
La mise en scène de Christof Loy maximise l'impact dramatique des scènes signifiantes par une collaboration entre le plateau tournant et l'éclairage expressif et explicatif de Reinhard Traub. Le décor de Raimund Orfeo Voigt exploite l'espace scénique avec intelligence, permettant des déroulements fluides et naturels des changements de scènes. La production montre que le véritable drame se passe non sur la scène, mais au revers de ce qui est représenté. C'est ainsi le malheur de Zazà, adorée pour sa jeunesse, sa beauté et son talent, mais toujours en proie à la solitude intérieure. Sur la scène tamisée, seuls elle et l'écriteau Silenzio sur la porte de la scène sont illuminés. Sans doute, le divertissement qui se déroule derrière cette porte vaut-il très peu en comparaison avec la solitude intérieure de la vedette.