Une bohème de tous les temps à l’Opéra Royal de Wallonie-Liège
La Bohème offre une occasion unique en ces temps troubles de célébrer le bicentenaire de la maison-mère, mais surtout de revivre les passions humaines qui ont tant manqué. Portée par un casting de choix et une direction musicale à la pointe signée Frédéric Chaslin, l’œuvre de Puccini s’offre renouvelée et exaltante dans un renouveau historique grâce à la mise en scène de Stefano Mazzonis di Pralafera. Créée en 1896, ici transposée en 1945 et vue en 2020, La Bohème se regarde comme une œuvre intemporelle, moderne et riche d’une humanité touchée en sa moelle.
En effet l’œuvre de Puccini place les personnages dans un mouvement artistique et littéraire du XIXème siècle, qui s’est développé en Italie du Nord : La Scapigliatura, véritable mouvement de bohème qui a animé les esprits affûtés de nombreux artistes alors appelés "scapigliati" comme Charles Baudelaire, E.T.A Hoffmann, Heinrich Heine, Catalani et Puccini lui-même.
« J’aime les petites choses, je ne peux m’adonner qu’à la musique des petites choses lorsqu’elles sont vraies, ardentes et humaines, et qu’elles vont droit au cœur. » Puccini
En opposition au Romantisme, La Bohème se place en œuvre politique et surtout sociale. Afin de former des ponts avec les violences de l’histoire et la présentation d’un idéal, l’œuvre qui puise sa source dans les Scènes de vie de bohème d’Henry Murger trouve en la mise en scène de Stefano Mazzonis di Pralafera une transposition historique, version 1945 en sortie de guerre. Décuplé d’une liberté nouvelle, le choix de transposition fait sens, à la sortie d’un confinement qui aura plongé beaucoup dans un certain nihilisme. La tragique maladie qui tue à petit feu l'héroïne, la fait tousser (ironie du sort) et tout prend alors à nouveau sens.
Dans tout ce décor d’après-guerre, les personnages croquent pourtant la vie dans toute sa simplicité. Le plateau fait penser à la vie d’artiste à Paris, aux immeubles haussmannien gris cendre, à la pauvreté et pourtant à la vie qui reprend son cours avec espoir en musique. L'ensemble donne une impression de film-tableau avec les génies qui se retrouvaient sans sous pour vivre la passion des arts (Hemingway, Picasso, Sartre, Poulenc, Céline et Stravinsky). L’oeil balaye un décor bien centré dont les scènes semblent être familières, comme un « déjà vu » de chambres mansardées parisiennes, petits cafés du Quartier latin, où chaque homme ressemble aux titis parisiens malicieux.
Dans ce brouhaha de vie enthousiasmant, le covid vient encore ternir quelques dimensions, comme celle de l’orchestre qui s’est réduit pour cause de distanciation en fosse. « C’est une version adaptée par un musicologue, Gerardo Colella pour Ricordi, de façon à avoir des vents par un et moins de violons (5 à 6 premiers violons). Cette orchestration existait déjà avant le Coronavirus : elle était faite pour les nombreux petits théâtres italiens qui ne peuvent pas accueillir un orchestre comme celui de La Bohème », explique le chef Frédéric Chaslin. Plus austère, plus fidèle au minimalisme de la vie de bohème, il manque quelques couleurs et certains équilibres sont différents, mais le son est bien là. Aussi les voix des chanteurs peuvent-elles se permettre quelques économies, rivalisant avec un orchestre moins gourmand. Le résultat, tant sur la mise en scène que sur la distribution marque par un élan de liberté. Même les Chœurs et la Maîtrise, isolés et protégés par la mise en scène, déploient leur joyeux enthousiasme dans la richesse des timbres et la fraîcheur des voix avec beaucoup de douceur dans l'articulation.
Clou de la distribution, l’interprète de Mimì, Angela Gheorghiu que l’Opéra Royal de Wallonie-Liège attendait depuis longtemps. La soprano avait en effet lancé sa carrière par le même rôle au Royal Opera House de Londres, et avait même présenté en concert-opéra une version en compagnie de Stefan Pop. Ici c’est avec une redoutable connaissance de son personnage, et une acuité psychologique, qu’elle renouvelle encore et affine la personnalité de Mimì. Avec le temps et peut être une maturité, cette Mimì se facette et se dépouille, austère et pudique. Puccini disait avoir de la sympathie pour « les petites femmes qui ne savent qu’aimer et souffrir », et la voix de la chanteuse s’offre honnête, vive et pure. Sans parler d’une "humilité vocale", Angela Gheorghiu marque la distribution par une rondeur de voix sensuelle et d’une noble tenue. Il n’est pas question de faire couler les larmes sur les joues du public, mais de leur communiquer un sens de la vie et de la noblesse de la simplicité.
« La chose la plus compliquée est la simplicité et la simplicité est une divinité que doivent célébrer tous les artistes qui croient. » Giacomo Puccini
Avec sa voix plus métallique et très bel canto, Stefan Pop offre dans le rôle de Rodolfo une performance de maîtrise. La voix véloce, la diction ultra précise, le chanteur mise lui aussi sur le dépouillement psychologique du rôle. Plus humain, plus familier, la chute n’en est que plus amère, et les arias les plus classiques sonnent naturelles, révoltantes de simplicité.
Son ami Marcello, peintre de passion et amoureux de Musetta s’incarne en Ionut Pascu. Le chanteur, bien connu de la maison-mère offre ici une performance aux multiples facettes. Puissant, profond de beaux graves abyssaux et pourtant véloce dans les aigus, la palette du chanteur contraste avec le gris de la scène, et s’accorde à merveille avec la vivacité de Musetta.
Difficile d’oublier la richesse de jeu de Maria Rey-Joly en Musetta. Entre femme à hommes et amoureuse transie, la passion se trouve magnifiée par la voix de la chanteuse de feu. Elle ne dépareillerait presque pas dans un film de Pedro Almodóvar, de la harpie jalouse à l’amie chère grâce au charisme de son jeu, et à la finesse de sa voix. Luxueuse, piquée et ultra-expressive, la chanteuse marque sa première venue à l’Opéra de Wallonie-Liège par un succès retentissant.
Ami et soutient de Rodolfo, Schaunard trouve en Kamil Ben Hsaïn Lachiri une honnêteté vocale puissante, faite de beaux graves parfois moins ronds que d’habitude, mais qui viennent balancer avec la richesse de la distribution. Le lauréat de l’Académie de chanteurs du Théâtre Royal de la Monnaie 2018 marque par un direct de jeu, une aisance de chant qui lui offre de très beaux graves. Ugo Guagliardo, aussi grand habitué de la maison offre une voix plus cuivrée et certainement moins bel cantiste que le duo star, tout en s’assurant un jeu franc et direct. Patrick Delcour, que le public local connait bien aussi marque sa double interprétation de Benoît et Alcindoro par une voix de jeu qui se rapproche du théâtre et amène encore plus de comédie au sein de la pièce.
La Bohème confirme combien les chefs-d'œuvre du bel canto sont servis avec un amour lyrique à l'Opéra de Liège, l'opus rappelle aussi les consignes sanitaires et tout ce qu'il ne faut pas faire : toucher la main d'une voisine qui finira par en périr (les artistes sont testés, pas d'inquiétude Mimi revient saluer en belle forme), tandis qu'en contre-point parfait, l'organisation de Liège et le respect des consignes par le public ne peut que rassurer sur l'état du théâtre.
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