Réouverture de l’Opéra de Strasbourg par L’Attente d’une Solveig confinée
Le texte de Karl Ove Knausgård, qui remplace celui d’Ibsen, s’intéresse à Solveig, la femme abandonnée de Peer Gynt (dont le nom n’est jamais cité dans le spectacle). Dans son texte, empreint d’écologie, de féminisme et de spiritualité, la jeune femme, « personnel soignant » qui attend son mari, prend soin de sa jeune fille qui attend un enfant, et de sa vieille mère qui attend la mort. Dans la version mise en scène par Calixto Bieito ne figure toutefois qu’un personnage, confiné dans le cube blanc de son âme où se télescopent (en vidéo) ses souvenirs d’enfant, les images de la nature qu’elle observe, seule occupation de sa vie d’attente, et les fantasmes d’une renaissance par la maternité ou encore d’une vieillesse souriante. Avec beaucoup de poésie, la jeune femme interroge le spectateur sur la notion de bonheur et sur le désintéressement de l’amour.
Dans cette version, Solveig n’est pas la jeune femme fragile de Peer Gynt, mais une battante, femme sensible mais volontaire, résolue à trouver le bonheur malgré sa fidélité à son mari absent. Cela se traduit dans le choix de l’interprète pour ce spectacle à soliste unique. Ce n’est pas une voix fine, légère et agile dans les vocalises qui a été choisie, comme souvent dans Peer Gynt, mais la voix capiteuse et lyrique de Mari Eriksmoen : la virtuosité des lignes écrites par Grieg est reléguée au second plan, sans toutefois sacrifier la diction et la finesse de nuances à fleur de peau, au profit d’une affirmation du caractère du personnage. La Norvégienne, qui délivre le texte de Knausgård en version originale, apporte de fait toute son expressivité à Solveig. Son visage et son regard pénétrant, filmés en direct façon selfie (brisant le quatrième mur lorsqu’elle est dos à la salle, le théâtre servant alors d’arrière-plan dans la vidéo), se parent d’une large palette d’émotions dans une prestation digne de l’actor studio. Les passages parlés vivent d’une intention constante permettant de comprendre les sentiments traversant le personnage, y compris lorsque leur violence se cache derrière un texte bucolique.
L’autre personnage de cette production est le Chœur de l'Opéra national du Rhin, qui vient s’installer à l’avant-scène (sur un proscenium recouvrant la fosse) et sur les côtés du cube blanc, tout de noir vêtu jusqu’au masque remis entre chaque intervention. Confirmant l’impression donnée par les chœurs distanciés des premiers spectacles post-confinement, celui-ci peine à faire corps, tant dans l’homogénéité du son et des voix, que dans le placement rythmique. Il faut dire que le choix de pièces a cappella et le placement des chanteurs qui ne peuvent pas même se voir les uns les autres ne sont pas de nature à pallier les inconvénients des contraintes sanitaires. Le baryton Laurent Koehler émerge de l’ensemble d’une voix lumineuse et bien couverte, mais dont la ligne manque toutefois de stabilité.
L’Orchestre philharmonique de Strasbourg, dirigé par Eivind Gullberg Jensen, est quant à lui placé en fond de scène, derrière le cube et donc invisible au public. Toutes les musiques jouées sont composées par Grieg, mais ne sont pas toutes extraites de Peer Gynt. Ces musiques sont interprétées avec douceur et subtilité, sur des tempi souvent mesurés pour en extraire la quintessence poétique dans une dilatation du temps, sans se priver toutefois de grands souffles lyriques apportant de la profondeur. L’œuvre de Grieg, qui a profondément imprégné l’imaginaire collectif, opère son habituelle magie : le public étonné de connaître si bien une œuvre qui lui paraît d’abord inconnue, ne peut résister au plaisir d’en chantonner les extraits les plus populaires (Au matin, Dans le palais du Roi de la montagne ou La chanson de Solveig notamment).
Le public accorde une longue ovation aux artistes impliqués dans cette première production post-Covid de l’Opéra du Rhin et se montre exemplaire dans son respect des consignes sanitaires drastiques mises en place par l’institution. Et si c’était à l’opéra qu’on se trouvait finalement le mieux protégé du virus ?