Deuxième Traviata à Bordeaux : deuxième dose pour soigner l'opéra et le public
Le public est clairsemé mais nombreux dans l’Auditorium. Comme la veille, le chœur entre et prend place au fond de la salle en surplomb de la scène. Les lumières s’éteignent et les premiers accords lancent l’intrigue dans la pénombre. La direction de Paul Daniel est toujours aussi expressive, refusant les effets romantiques au profit du drame, et l’Orchestre National Bordeaux Aquitaine offre un tapis sonore, incisif et souple, d’une grande malléabilité. De même, le Chœur de l’Opéra National de Bordeaux, dirigé par Salvatore Caputo, donne à entendre un son franc qui ne cède jamais à l’outrance.
La scène chez Flora, faisant la part belle au chœur et à l’orchestre, est ainsi un moment particulièrement fort de la soirée. La mise en scène de Pierre Rambert, conçue pour une scène d’opéra et adaptée à l’Auditorium en raison des conditions sanitaires, semble plus décousue ce soir de la deuxième. L’hésitation entre un traitement métaphorique ou réaliste de l’histoire, et si elle aurait peut-être pu trouver un équilibre intéressant par cette oscillation même, émousse la portée de certaines scènes.
Le chœur encapuchonné, les deux danseurs macabres et leur présence un peu grandguignolesque s’opposent au traitement beaucoup plus sobre du drame bourgeois, par exemple. De même, le duo d’amour du premier acte est mis en retrait par l’apparition de deux grands tableaux représentant deux escaliers en miroir. C’est pourtant dans la simplicité que se trouvent les images les plus puissantes de la soirée : l’hésitation lorsque Violetta veut s’emparer de la main de Giorgio Germont, le détachement professionnel d’Annina par rapport à sa maîtresse, la recul effrayé d’Alfredo lorsqu’il retrouve Violetta mourante. Ces éléments, presque imperceptibles car beaucoup moins démonstratifs, suffisent à porter la force émotionnelle du texte et de la musique.
Elbenita Kajtazi est une Violetta jeune et à fleur de peau. La voix est ronde, le timbre parfois dur mais séduisant. Certains sons, notamment dans les notes filées, pâtissent d’un vibrato un peu large qui disparaît dès que la chanteuse kosovare se laisse porter par l’émotion de la phrase musicale. Son “Sempre Libera” est très applaudi. La caractérisation de son personnage cependant ne se détache pas d’une certaine tradition vocale et dramatique du rôle qui prive Violetta d’une réelle singularité, rendant la souffrance du personnage moins captivante qu’elle aurait pu l’être si l’artiste se l’était appropriée.
Kévin Amiel est un Alfredo juvénile lui aussi, au timbre un brin nasal mais aux aigus puissants. Le ténor français, très bon acteur, met du temps à trouver ses repères vocaux et le timbre apparaît comme voilé durant le premier acte. Ce n’est qu’au moment de l’humiliation chez Flora qu’il retrouve une férocité et un engagement qui en font un moment de grande tenue vocale. Son personnage, cohérent, est très attachant dans sa maladresse amoureuse (il apporte un cadeau beaucoup trop grand à Violetta lors du premier acte, il repart avec le camélia en se prenant les pieds dans un fauteuil) et dans la spontanéité de son amour (“De miei bollenti spiriti” est chanté comme une confidence naïve et fière). Au cours de l’intrigue, cette ingénuité se transforme vite en vive douleur, pleine d’incompréhension, lorsqu’il voit bien malgré lui sa vie basculer dans un malheur insoupçonné.
Anthony Clark Evans est un Germont père effrayant de suffisance et de froideur. Le timbre est noir et brillant, la voix d’une puissance impressionnante. La ligne de chant manque parfois de subtilité ce qui prend le risque d’apporter une monotonie dans l’interprétation. Néanmoins, la générosité de l’artiste est perceptible et bien applaudie. Les rôles secondaires sont toujours aussi efficaces et soignés que lors de la première et Luc Default propose une Giuseppe d’une implication dramatique remarquée.
La soirée s’achève sur des applaudissements généreux d’un public reconnaissant et ravi de retourner à l’opéra.