Traviata d'exception à Bordeaux : la maladie, triste héroïne
Ce n’est pas seulement l’émouvante franchise du discours prononcé par Marc Minkowski en préambule, ce n’est pas non plus le placement atypique du public ou les quelques masques qui apparaissent de-ci de-là sur scène, mais c’est la totalité de cette soirée inédite qui porte à reconsidérer en profondeur l’apport du spectacle vivant, dans sa richesse et sa force cathartique –surtout dans la situation sanitaire actuelle où ces expériences se font rares.
À ce titre, l’équipe de l'Opéra de Bordeaux propose une Traviata littéralement exceptionnelle. D’abord au sens premier puisque (et afin de respecter les règles sanitaires) le spectacle est adapté à l’espace de l’Auditorium, le privant ainsi d’une partie de son décor et d’une liberté de mouvement pour les chanteurs. Exceptionnelle ensuite parce que ce dépouillement forcé devient vite une métaphore du parcours de l’héroïne : les quelques éléments de mise en scène ne parvenant pas à faire oublier la dureté architecturale de la salle et la précarité de la situation, la fragilité du quatrième mur se fait le reflet du destin de Violetta, courtisane isolée dans une mondanité artificielle que la maladie va ronger petit à petit jusqu’à l’esseulement. En découlent des tableaux curieux, parfois saisissants, associant étrangement les limites très concrètes de la mise en espace à la grande portée émotionnelle de la musique verdienne.
Face à ces conditions, rendant difficile d'apprécier pleinement la pertinence de la mise-en-scène de Pierre Rambert, le spectateur retient cependant une direction d’acteur parfois très juste dans ses intentions, notamment dans le traitement du personnage principal qui s’éloigne de l’archétype romantique de la courtisane repentie pour se rapprocher du drame intime de la femme malade. Pierre Rambert symbolise cet isolement en donnant au personnage une poupée de chiffon, vestige probable d’une enfance pleine de rêves que Violetta contemplera à plusieurs passages clés de l’intrigue comme une vie s’écoulant bien malgré elle vers une toute autre voie. Une lecture stimulante de la “tra-viata”, soit de la “dé-voyée”, beaucoup plus concrète, mettant l’accent non pas sur la perversion et la rédemption supposées du personnage mais sur cette rupture entre une vie rêvée et une existence peu à peu épuisée par la maladie. C’est là l’idée la plus forte de la mise en scène que malheureusement certains attributs symboliques viennent alourdir inutilement, comme la présence insistante de deux danseurs macabres, ou encore l’exploitation excessive de la poupée dans des situations où elle n’a que peu de force évocatrice (Alfredo l’arrachant aux mains d’Annina lors de l’humiliation de Violetta chez Flora).
La prise de rôle de Rachel Willis-Sorensen est extrêmement séduisante, en témoigne l’ovation que le public lui réserve à la fin : la voix est opulente, généreuse et la ligne de chant d’une grande expressivité. C’est d’ailleurs peu de dire qu’elle est expressive tant mille choses pourraient être dites sur son inépuisable capacité à rendre au mot sa justesse, à la phrase sa musicalité, à l’émotion sa déroutante simplicité… Rachel Willis-Sorensen donne un portrait de Violetta aussi prodigieux qu’évident et ce seul fait permet de donner au dernier acte la profonde noirceur dont il manque si souvent. En effet, la chanteuse américaine offre une caractérisation du personnage à contre-courant de toutes les coquettes habituelles : ici, il s’agit d’une femme en souffrance dès le début, désabusée et lasse, et que la maladie va profondément aigrir. En témoignent l’abattement qui la prend lors de la confrontation avec le père d’Alfredo ou encore sa grande morosité dans “Addio del passato”, assombrie par une sourde rancune à l’égard du destin. Le portrait est simple et saisissant.
L’Alfredo de Benjamin Bernheim, l’un de ses derniers, est éblouissant de puissance et d’apparente facilité. Cet Alfredo-là apparaît avant tout dans la richesse des modulations vocales et dans le soin apporté au chant. Toutefois, et si les piani et les messa di voce (conduite de voix) sont exemplaires, leur emploi trop systématique fait disparaître parfois le personnage au profit du chanteur. Néanmoins le style est exemplaire, notamment dans la scène finale où l’émotion naît de cette voix maîtrisée sans aucun écart vériste.
Lionel Lhote campe un Germont autoritaire, voire féroce. La projection de la voix et la souplesse de la ligne de chant impressionnent : le baryton semble chanter ce rôle avec une aisance déconcertante. Cependant, et malgré des aigus brillants et généreux (le chanteur ose même un si bémol tenu à la fin de son échange avec Alfredo) l'interprétation du personnage est assez classique mais subtilement nuancée.
L’Annina franche de Julie Pasturaud est d’autant plus intéressante que le personnage est une domestique scrupuleuse dans son travail et en retrait des émotions de sa maîtresse, loin d’une vision maternelle convenue. Ambroisine Bré est une Flora sensuelle et superficielle dotée d’un timbre brillant et d’un chant taquin. Alex Rosen est un docteur noble et plein d’une discrète compassion, Jérémy Duffau un Gaston espiègle et dandy à souhait, Marc Scoffoni un baron Douphol sec à la voix superbement projetée. Tous, avec le marquis révérencieux de Tristan Hambleton apportent aux scènes festives de belles voix, expressives et fortes. Clément Godart (Messager) et Woosang Kim (Giuseppe) parviennent à singulariser leurs personnages pourtant très en retrait.
Les règles sanitaires obligeant, le chœur est contraint de respecter les distances de rigueur. Le balcon derrière la scène lui est donc réservé, le détachant ainsi de l’intrigue tel un chœur grec commentant l’action. Le son est homogène, rond et nuancé et les pupitres respectent avec précision les indications du compositeur. La direction de Paul Daniel est très à l’écoute des chanteurs, au détriment parfois du rythme de l’action. “Di Provenza il mar, il suol” est ainsi prit très lentement par exemple, permettant certes au baryton de belles nuances mais détachant l’air de l’action englobante. Néanmoins les choix sont souvent d’une grande justesse mettant l’accent sur la noirceur qui peu à peu s'empare de l’orchestre comme la maladie prend le pas sur les réjouissances du premier acte. L’accompagnement musical entre ainsi en résonance avec la vision du metteur en scène et réciproquement. Ce travail musical et scénique permet d’offrir un dernier acte d’une grande force dramaturgique où Violetta, chauve, hagarde, arrachant les cheveux de sa poupée, se perd dans son désespoir tandis qu'Alfredo et son père, effrayés de la voir dans cet état, reculent face à l’horreur de la scène. Violetta dépérit seule, meurt esseulée, uniquement accompagnée par un orchestre qui semble lui aussi s’étioler face à l’irrévocable réalité. La maladie a rongé la vie rêvée de Violetta sur scène, elle a également contraint l'équipe de l’Opéra de Bordeaux et tous les actants du spectacle à de nombreux sacrifices hors scène : dans la salle, le public se lève pour applaudir avec ferveur ce dévouement, la catharsis a opéré.