Le Chant de la Terre sous les voûtes de l'Abbaye de Royaumont
Malgré le contexte sanitaire actuel et dans le respect strict des mesures gouvernementales touchant à la lutte contre la Covid-19, Francis Maréchal, Directeur Général de la Fondation Royaumont et ses collaborateurs, sont parvenus à proposer un ensemble de rendez-vous musicaux très diversifiés au sein du cru 2020 du Festival de Royaumont. 18 concerts ou évènements se trouvent ainsi programmés entre le 6 septembre et le 31 octobre, se répartissant entre répertoire pour la voix, musique d’aujourd’hui et danse contemporaine. Le Chant de la Terre de Gustav Mahler ouvre la session des concerts avec une version de chambre, non celle d’Arnold Schönberg, mais dans une transcription nouvelle établie par le compositeur et chef d’orchestre néerlandais Reinbert de Leeuw. Ce dernier, décédé en février dernier, est toutefois parvenu à superviser l’enregistrement de l’ouvrage, qui vient juste de paraître sous le label Alpha avec les mêmes interprètes que ceux du concert. Le concert et le disque lui sont légitimement dédiés.
Composé par Mahler en 1907, année particulièrement tragique pour lui (décès de sa fille, diagnostic d’une maladie du cœur qui finira par l’emporter, départ forcé de son cher Opéra de Vienne), cette « symphonie lyrique » s’appuie sur six textes poétiques chinois de Li Bai dans la traduction et l’adaptation d’Hans Bethge, La Flûte chinoise. Créée en 1911, cette œuvre pour grand orchestre et deux solistes vocaux traduit la désespérance du compositeur, mais aussi la force de création qui ne cesse de l’habiter, l’énergie qui l’empoigne et qui se cabre devant le malheur. L’arrangement de Reinbert de Leeuw pour 15 instruments apparaît comme un modèle du genre, pleinement respectueux des intentions du compositeur et des élans de la musique. Raffinée et puissante à la fois, cette transcription laisse transparaître les fondamentaux de cette partition qui renvoie à l’introspection personnelle, aux sentiments les plus enfouis. Le long moment de silence observé par un public bouleversé en fin de concert en porte un beau témoignage.
L’exécution musicale s’avère par ailleurs à la hauteur du projet. L’Ensemble belge Het Collectief fait preuve d’un rayonnement de premier plan par l’homogénéité des pupitres, sa virtuosité, sa capacité à en traduire toutes les intentions de la partition, fruit d’un travail de précision effectué avec Reinbert de Leeuw, mais aussi avec le jeune chef d’orchestre, compositeur et pianiste, Gregor Mayrhofer. Celui-ci, actuellement chef assistant de l’Orchestre Philharmonique de Berlin et premier titulaire de la bourse Simon Rattle de la Karajan Academy, mérite tous les éloges qu'il reçoit de l'assistance. Sa lecture captivante de bout en bout démontre de profondes affinités avec la musique de Gustav Mahler. Généreuse et sensible, avec une attention toute particulière apportée aux solistes vocaux, sa direction met complètement en valeur, sans afféterie ou grossissement du trait, l'environnement musical et poétique des six morceaux. Son interprétation du dernier, l’Adieu, celui qui offre le plus de place à l’orchestre, laisse l’auditeur chancelant.
Il est vrai qu’il trouve en Lucile Richardot une interprète de haute classe. Un peu en réserve lors de sa première intervention, sa voix de mezzo-soprano se déploie ensuite dans toutes ses composantes, suffisamment large et assurée, au timbre mordoré et dotée d’une pleine extension vers le grave et ses profondeurs. Il convient de noter aussi l’homogénéité des registres. Son interprétation combine avec assurance intériorité et extériorité. Placée dans la chaire surélevée du Réfectoire de Moines de l’Abbaye, au-dessus de l’orchestre donc, une légère réverbération vient troubler à plusieurs reprises sa prestation, sans pour autant perturber outre mesure le rendu sonore global.
Yves Saelens, qui a déjà interprété à plusieurs reprises la partie de ténor au sein de la version originale du Chant de la Terre, semble se jouer des difficultés vocales accumulées, notamment dans le premier récit si tendu, Chanson à boire des misères de la terre. La voix se déploie sans effort apparent, vaillante, avec un timbre presque barytonnant. Le concert se clôt par la répétition à sept reprises dans le dernier morceau l’Adieu par Lucile Richardot avec l’appui du célesta, du mot ewig-Éternellement, en forme de message d’espérance et d’ouverture sur demain.