Réouverture de fête à Liège avec La Bohème
C’est le maître des lieux et metteur en scène Stefano Mazzonis di Pralafera qui l’explique le mieux : « Cette production est une fête : nous pouvons rouvrir pour célébrer ce bicentenaire avec la production que nous avions prévue et souhaitée, alors que nous pensions ne pas pouvoir rouvrir il y a trois semaines. C’est un titre très populaire, avec une grandissime chanteuse, Angela Gheorghiu, et toute une distribution d’importance ». Malgré les circonstances, cette Bohème est une fête à plusieurs titres.
Une production pas comme les autres
Le choix de l’ouvrage résonne tout particulièrement en cette période de pandémie : « La Bohème est le meilleur titre pour reprendre après le confinement : il faut continuer de vivre des moments précieux comme les six personnages principaux le font dans cet opéra. Cela nous permet de voir la lumière au bout du tunnel. Il ne faut pas s’arrêter de vivre : il faut s’adapter en respectant les règles », s’enthousiasme le ténor Stefan Pop, interprète du rôle de Rodolfo dans la production. « L’énergie sur scène sera très spéciale car ce sera une sorte de renaissance. La mort de Mimì rappelant la situation et ce que vivent de nombreuses personnes aujourd’hui, sera encore plus émouvante ». Malgré la fin tragique de l’opéra, cette production de reprise marque une victoire sur la maladie : le spectacle vivant peut enfin reprendre ses droits.
Les artistes eux-mêmes ont été changés par cette longue période d’arrêt des activités lyriques : « Le confinement a été un temps d’introspection : j’ai pu faire le bilan de mes dix premières années de carrière, réfléchir à qui je suis et à ce que je veux faire de ma vie. Cette pandémie nous fait réaliser que la vie est courte mais que c’est un cadeau. Je me sens comme un lion en cage : j’ai envie de tout donner pour le public », explique Stefan Pop. Le chef d’orchestre de la production, Frédéric Chaslin, n’en dit pas moins : « Le simple fait de reprendre une activité crée de l’enthousiasme au sein de l’orchestre : tant d’artistes sont encore privés de jouer ».
Une version chambriste…
Covid oblige, la taille de l’orchestre a dû être réduite pour que la distanciation puisse être respectée dans la fosse : « C’est une version adaptée par un musicologue, Gerardo Colella pour Ricordi, de façon à avoir des vents par un et moins de violons (5 à 6 premiers violons). Cette orchestration existait déjà avant le Coronavirus : elle était faite pour les nombreux petits théâtres italiens qui ne peuvent pas accueillir un orchestre comme celui de La Bohème », explique Frédéric Chaslin. À en croire les maîtres d’œuvre, cette version sauvegarde la qualité musicale tout en apportant une intimité seyant au livret : « J’ai entendu la répétition de l’orchestre : il manque quelques couleurs et certains équilibres sont différents, mais le son est là. La partition respecte à 90% l’orchestration de Puccini », explique Stefano Mazzonis di Pralafera, tandis que son compère du pupitre indique : « J’ai bien étudié cette adaptation de la partition, elle est faite de façon très intelligente : les combinaisons sonores sont toujours assez similaires à celles de Puccini, même si la masse sonore sera peut-être moins forte. C'est un opéra assez chambriste puisque deux actes se passent dans une mansarde : cela ne peut que bénéficier à l’œuvre. Je passe ma vie à demander à l’orchestre de jouer moins fort : ce ne sera pas utile cette fois. Nous allons pouvoir nous faire plaisir ».
…pour une mise en scène cinématographique
Un opéra de chambre se dit « opera da camera » en italien, et cela tombe bien : la caméra est aussi celle qui semblera observer la mise en scène cinématographique signée Stefano Mazzonis di Pralafera : « Certains musicologues considèrent que Puccini a inventé la musique de film. Ma mise en scène est donc très cinématographique. Nous sommes dans une scène de cinéma à Paris : à chaque fois que Mimì se retrouve dans la petite mansarde, un mur se lève pour faire apparaître la chambre, et il y a comme un zoom sur Mimì et Rodolfo. Je situe l’action juste à la fin de la seconde guerre mondiale : c’est un moment où il y avait de la joie car la guerre avait pris fin. Toute l’élite culturelle était présente à Paris, qui était la capitale culturelle du monde. Il y avait Picasso, Sartre, Hemingway, Stravinsky, mais aussi des inconnus qui sont restés fauchés (sic) toute leur vie, comme les quatre copains de La Bohème ».
Dans la direction d’acteurs, le metteur en scène insiste sur l’ambiance de camaraderie qui amplifie l’émotion provoquée par la fin tragique : « Les amis jouent à faire les imbéciles. Le livret reste très actuel. Dans ma jeunesse, nous jouions de même entre copains, nous rigolions avec des choses qui n’avaient aucun sens : nous restons dans cet esprit, bien décrit dans le livret ». Quand à Mimì, « c’est une fausse timide : dans ma mise en scène, elle est déjà amoureuse de Rodolfo au moment où l’opéra débute. C’est la voisine qui voit les quatre copains s’amuser. Elle n’a personne dans sa vie et admire ces gens qui parviennent à rire dans la misère. Quand elle vient voir Rodolfo, elle est certes timide, mais c’est tout de même elle qui suggère d’accompagner le groupe chez Momus. Puis elle quitte Rodolfo pour aller avec le Vicomte, qui finit par s’ennuyer d’être avec une personne malade : il la ramène chez Rodolfo et l’éjecte de sa jeep pour s’en débarrasser ».
Cette vision de l’œuvre se traduit par des costumes et décors très réalistes : « Le café Momus est, comme le vrai l’était, dans une petite rue et non sur les grands boulevards. J’ai joué sur cet aspect plus intimiste : la fête se passe ailleurs, on en entend le bruit, mais les six copains sont dans un petit café un peu caché, qui n’a pas beaucoup de clients, ce qui est cohérent avec le fait qu’ils n’ont pas beaucoup d’argent ».
Une distribution prestigieuse
Production d’ouverture de la saison du bicentenaire oblige, Stefano Mazzonis di Pralafera a soigné sa double distribution : « Les plateaux vocaux sont très différents bien que très homogènes en termes de qualité : il faudrait que les spectateurs viennent écouter les deux ! », s’amuse le chef Frédéric Chaslin. Voici comment il décrit son propre travail : « Avec les chanteurs, je travaille beaucoup, en collaboration avec le metteur en scène, sur l’italianisation du texte car parfois, les chanteurs se concentrent sur le beau chant et en oublient le texte. Celui de La Bohème et des autres Puccini sont tellement intelligents, tellement riches, tellement drôles qu’il faut beaucoup y travailler. Nous faisons donc dès le départ un travail de dramaturgie. Tous les chanteurs choisis ont cette culture du chant italien, nous pouvons donc faire un beau travail sur le style : il est très difficile de renouveler les grands classiques car certains effets sont devenus des traditions presqu’aussi importantes que les notes elles-mêmes. D’autant que beaucoup de choses qui ne sont pas dans la partition ont été approuvées par Puccini et dont il existe de très vieux enregistrements (c'est le cas pour une Tosca dirigée en 1922 par un ami de Puccini, et l’on sait que ce dernier avait supervisé les répétitions). Il faut donc trouver un équilibre entre respecter les volontés du compositeur et les traditions qui font partie de l’œuvre, tout en apportant la fraîcheur d’une nouvelle interprétation ». Le ténor Stefan Pop apprécie cette philosophie : « Frédéric Chaslin est incroyable. À la première répétition, il m’a dit que je devais me concentrer sur mon chant et que l’orchestre me suivrait. Ainsi, nous travaillons beaucoup sur la partition, mais en même temps, il nous donne de la liberté. Il nous fait confiance. Nous avons beaucoup de plaisir à faire de la musique ensemble. L’audience perçoit cela immédiatement, l’énergie n’est pas la même ». Stefano Mazzonis di Pralafera complète : « Frédéric Chaslin est un grand chef, qui en plus s’entend très bien avec Angela Gheorghiu ».
En effet, l’évènement de cette production est la venue d’Angela Gheorghiu, qui a d’ailleurs participé au choix de l’opus : « Cela fait des années que j’essaie de la faire venir. Le personnage de Mimì est l’un de ses rôles fétiches. Pour le bicentenaire, j’ai insisté et m’y suis pris très à l’avance : le contrat a été signé il y a près de quatre ans. Nous avons discuté pour choisir le titre et avons choisi La Bohème ». De son côté, Frédéric Chaslin attend de « la Mimì tellement légendaire d’Angela Gheorghiu le plaisir que j’ai toujours eu à l’écouter et à la diriger. Elle n’est jamais dans la routine : on est toujours en alerte car elle réinvente en permanence les rôles qu’elle chante : elle les connaît si bien qu’elle peut se permettre cette fantaisie de se laisser surprendre elle-même par ce qu’elle est en train d’interpréter, même si elle en connaît les moindres subtilités. Il y a beaucoup de spontanéité qui permet un jeu d’actrice formidable ». Dans l’autre distribution, Jessica Nuccio campera Mimì : « C’est une formidable chanteuse. Elle sera une Mimì plus dépouillée ».
Rodolfo, de son côté, est campé par Stefan Pop, en alternance avec Marc Laho, ce qui inspire au maestro les comparaisons suivantes : « Stefan Pop a une vocalité totalement italienne, avec un timbre proche de Pavarotti tandis que Marc Laho est plus proche d’un Nicolai Gedda ». Si Laho est un fidèle de la maison, il s’agira des débuts maison de Stefan Pop : « Je vais faire mes débuts à Liège et même en Belgique dans ce rôle de Rodolfo qui me tient à cœur : ma passion pour l’opéra a démarrée en voyant Pavarotti, qui est mon idole, chanter « Che gelida manina ». C’est aussi avec cet air que j’ai remporté le concours Operalia de Placido Domingo en 2010. J’adore cet opéra et ce rôle qui, à ce moment de ma vie et de ma carrière, me représente parfaitement. Aujourd’hui, j’ai à la fois l’énergie de la jeunesse qui correspond au rôle, mais j’ai aussi beaucoup d’expérience, ce qui me permet d’analyser, de penser chaque mouvement, chaque note. L’Opéra de Liège est un beau théâtre à l’italienne, pas trop grand, un peu comme La Fenice. Surtout, l’acoustique est incroyable : nous pouvons chanter avec beaucoup de douceur, de manière intimiste, et être entendu dans toute la salle », dévoile-t-il.
Le couple Marcello-Musetta s’incarnera en Ionut Pascu et Maria Rey-Joly. Le premier est lui aussi fidèle à la maison : « C’est un artiste vraiment facile, sympathique. Il une caisse à outils technique illimitée, ce qui lui permet de répondre à toutes les demandes qu’on peut lui faire », le décrit Chaslin, pas moins enthousiaste sur la seconde : « C’est la première fois que je travaille avec Maria Rey-Joly qui chante Musetta : elle m’a surpris par la qualité de son interprétation. Son air m’a mis dans un état de stupéfaction. Musetta peut facilement être dépeinte comme un personnage futile, mais elle lui donne une certaine colère, très espagnole : je lui ai d’ailleurs demandé d’exagérer certains phrasés qui, dans sa voix, se rapprochent de la zarzuela ».
Le jeune belge Kamil Ben Hsaïn Lachiri chantera Schaunard : « Il a fait ses premiers pas dans la maison et nous cherchons toujours à donner des opportunités aux jeunes chanteurs belges afin de développer leur carrière et qu’ils puissent aborder des rôles de plus en plus importants dans un théâtre de référence, comme nous l’avons fait par exemple avec Jodie Devos. On leur donne des occasions, mais c’est à eux ensuite de mener leur carrière ». En Colline, Ugo Guagliardo « a un tempérament qui correspond au personnage : je voulais reconstituer un quatuor qui reflète la jeunesse de cette bande d’amis, même si cela fonctionne aussi avec des chanteurs plus âgés car certains artistes vivent à 50 ans comme ils le faisaient à 20 ans », détaille Stefano Mazzonis di Pralafera.
Respect des mesures sanitaires
« Stefano Mazzonis a fait beaucoup d’efforts pour nous permettre de travailler dans de bonnes conditions et pour que les mesures sanitaires soient à la fois compatibles avec les obligations et suffisamment souples pour pouvoir travailler », se réjouit Frédéric Chaslin. De fait, des mesures drastiques sont mises en place pour assurer la sécurité du public et des artistes.
Les spectateurs seront ainsi invités à entrer dans le théâtre par cinq accès distincts afin d’être directement canalisés vers leur place ou vers la billetterie. À l’entrée, la température des spectateurs sera prise, et le masque sera obligatoire jusqu’à la sortie. Du gel hydroalcoolique sera proposé à différents endroits. L’entracte sera réduit au maximum, le bar fermé et les espaces des toilettes seulement accessibles pour deux personnes à la fois.
Stefan Pop témoigne du protocole appliqué aux artistes : « Nous sommes testés régulièrement depuis notre arrivée (j’avais moi-même fait deux tests avant d’arriver pour être certain qu’il n’y aurait pas de problème). Maintenant, nous respectons la distanciation et portons des masques durant les répétitions. On peut chanter avec un masque, mais après quelques minutes, la respiration devient plus difficile. Pour moi, la musique, c’est la liberté : elle va du cœur de l’interprète directement vers le cœur du spectateur. Il y a donc quelque chose de contradictoire dans le fait d’avoir un masque. Ceci étant, nous devons être responsables et prendre soin les uns des autres : nous acceptons cet état de fait. À partir de l’arrivée de l’orchestre, nous enlèverons les masques durant les répétitions. Avec les autres artistes, nous nous connaissons très bien, mais nous restons à distance et ne pouvons plus nous faire la bise. Nous essayons également de chanter de trois quarts pour protéger nos partenaires ». Frédéric Chaslin complète : « Le Chœur est presque toujours en arrière-scène, derrière un tulle. Tous les artistes ont été dépistés grâce à des tests salivaires : nous faisons des gargarismes qui amusent beaucoup les enfants de la maîtrise. C’est un système peu contraignant et tout aussi efficace que d’insérer un écouvillon dans le nez et cela permet d’en faire plus souvent. Ainsi, les chanteurs pourront se prendre dans les bras : Rodolfo pourra vérifier que la main de Mimì est bien gelée… Ce serait mauvais signe qu’elle soit chaude ! ».