Joyce DiDonato en récital Met Stars Live : une mezzo dans les étoiles
Pourtant, ce récital ne devait pas du tout se dérouler ici et ainsi, ce lieu scénographié n'était pas même la solution de secours, et pourtant il semble incroyable qu'une telle performance n'ait pas été pensée depuis des mois (tant elle est infiniment plus aboutie que la majorité des spectacles mis en scène).
La série de récitals bi-mensuels a été décidé par le Metropolitan Opera House en raison de la fermeture de son théâtre new yorkais. Ce programme triomphal allie les éblouissantes voix lyriques à d'incroyables lieux de concerts. Les équipes techniques employées par le Met réalisent ainsi des prouesses techniques, afin de capter et retransmettre en direct et en mondo-vision les voix de Jonas Kaufmann depuis l'Abbaye gothique devenue baroque rococo à Polling (en Bavière, non loin de sa ville natale de Munich), Renée Fleming dans l'historique Dumbarton Oaks à Washington D.C., faisant même monter sur la terrasse du Château de la Chèvre d'Or sous le soleil de la Côte d'Azur le matériel technique permettant de retransmettre les voix de Roberto Alagna et Aleksandra Kurzak, avant de se rendre dans la résidence du Roi Oscar Ier, dans le fjord de Frognerkilen, sur la péninsule de Bygdøy pour Lise Davidsen.
Ce cinquième événement n'est pas moins exceptionnel et unique, sur le plan artistique mais également sur cette question de l'organisation comme l'explique en personne le Directeur du Met, Peter Gelb au début de la retransmission : le récital Joyce DiDonato devait se dérouler à Barcelone où vit l'artiste, mais la ville ayant été placée en zone rouge, le projet fut déplacé à Anvers dans la galerie d'un ami de la chanteuse... sauf qu'Anvers est également passé zone rouge. C'est donc une troisième voie qui a été trouvée, en Allemagne, dans la Ruhr, ce cœur industriel devenu aussi un poumon artistique, en témoigne le fameux Festival de la Ruhrtriennale, comme ce bâtiment choisi pour ce récital, la Jahrhunderthalle de Bochum (bâtiment industriel de 1902, cathédrale de poutres d'acier).
L'immense halle semble impossible à emplir de son, elle se révèle pourtant être un écrin trop petit encore pour l'expressivité vocale et dramatique de Joyce DiDonato. Le bâtiment industriel est noyé d'une ombre crépusculaire seulement striée de projecteurs carcéraux, mais dans cette ombre, Joyce DiDonato rayonne tel un astre en tenue sombre, d'autant plus qu'elle est entourée de "Sphères Terrestres" (nom des installations artistiques réalisées par Bosco Sodi, sphères grises de granit craquelé).
Le répertoire choisi semble lui aussi démesuré : la mezzo enchaîne les adieux d'Octavie et la Mort de Didon (les scènes finales du Couronnement de Poppée de Monteverdi et des Troyens de Berlioz). L'artiste souligne ainsi combien les passions se ressemblent à travers les siècles, de la Rome Antique et des rives de Carthage jusqu'à nos jours. Le chant expressif assume ce répertoire immense comme son expressivité dramatique assume la scénographie. La mezzo enchaîne même les deux rôles sans interruption, d'une volte-face, et enchaînera même un troisième morceau.
Comme seule une poignée d'artistes par génération peut le faire (comme sans doute une seule peut le faire ainsi), elle insuffle un immense lyrisme au baroque de Monteverdi et une délicatesse baroque à l'immense lyrisme romantique de Berlioz. La chanteuse maîtrise tout son univers de nuances, d'intensités, de couleurs, elle croît en incarnation théâtrale jusqu'à tomber à genoux, frappant littéralement et violemment le sol de ses mains pour mieux plonger sa ligne de terribles accents dans les profondeurs d'une voix (poitrinée) abyssale. Joyce DiDonato reste au sol et se love contre l'une des sphères, une de ces terres désolées (métaphore de notre triste planète malade) et telle une démiurge regrettant sa création ou pleurant son triste sort, elle chante comme une évidence "Ich bin der Welt abhanden gekommen" (je suis perdue du monde). Joyce DiDonato en-chante le Monde, elle rêve ensuite le monde en chantant une création mondiale qui a inspiré le fil de ce récital et sa scénographie : “I Dream a World”, célèbre poème de Langston Hughes, ici mis en musique par Kenyatta Hughes, un homme condamné à 25 ans d'emprisonnement et formé par le programme d'actions musicales du Carnegie Hall, dans la tristement nommée et célèbre prison de Sing Sing (nom qui n'a rien à voir avec le chant mais renvoie aux "Sintsink", natifs américains).
Après avoir enchaîné ces trois sommets musicaux, le récital enchaîne des styles et registres très divers que la mezzo-soprano unifie par sa richesse vocale (tel l'astre-centre de gravité harmonisant les orbites des planètes). Les trilles rayonnent aussi bien pour le folklorique traditionnel-américain “Oh Shenandoah” qu'“As with rosy steps the morn” du Theodora de Haendel (aria baroque passant là encore en deux notes du grave à l'aigu, prolongeant le phrasé vers des désinences expirantes).
Monteverdi fait son retour dans ce récital avec Le Retour d'Ulysse (“Illustratevi, o cieli”), la mezzo y esquissant de gracieux mouvements pour accompagner l'agilité ancré et vibrionnante de ses lignes, lignes qui s'animent et s'ornent en riches paliers d'intensité lorsque Haendel revient avec Ariodante et l'air tout aussi bien choisi dans le thème céleste : “Dopo notte atra e funesta” - Après la nuit, sombre et funeste, le soleil brille plus fort dans le ciel et emplit la terre de joie. L'expression se poursuit en intense élégance sur le plus rare "Intorno all’idol mio” (dans Orontea de Cesti), “Voi che sapete” (Les Noces de Figaro de Mozart, où le dérapage vocal en fin d'air passera pour l'émotion de la mue chez le jeune Chérubin), et puis même “La vie en rose”, “Canción al árbol del olvido,” “You'll Never Walk Alone”. L'intensité dramatique du triptyque initial de ce récital était déjà difficilement soutenable en intensité (pour le public), la légèreté amoureuse et nostalgique est d'autant plus appréciée, qu'elle est tout autant travaillée par l'interprète.
La chanteuse est tour-à-tour face à l'ensemble chambriste Il Pomo d'Oro et face à la pianiste Carrie-Ann Matheson. Les instruments baroques se font autant de satellites de cette voix, l'accompagnant et l'entourant de précision et de finesse sonore, suivant ses montées en étoiles filantes et en poudroiements de résonances dans cette immense halle. Hormis dans les pesants accords de La Vie en rose bien loin de l'accordéon, la pianiste soutient avec autant de délicatesse et de couleurs les sons allongés mais précis, les accords riches mais clairs. Les musiciens accompagnent ainsi Joyce DiDonato comme elle accompagne le public vers l'espoir, loin des tourments dans la chanson de l'arbre de l'oubli, lui prenant la main pour qu'il ne marche jamais seul.
La Série Met Stars Live se poursuit :
24 octobre : Diana Damrau et Joseph Calleja, Château de l’île de Malte
7 novembre : Pretty Yende et Javier Camarena, Zurich
21 novembre : Sonya Yoncheva, Berlin
12 décembre : Bryn Terfel, Pays de Galles
19 décembre : Angel Blue, New York City
[reporté au 23 janvier 2021] : Sondra Radvanovsky et Piotr Beczała, initialement prévu en direct depuis Barcelone
[reporté au 6 février 2021] : Anna Netrebko, récital initialement prévu depuis le Palais Liechtenstein à Vienne