Dead little girl : Is this the end ? à La Monnaie de Bruxelles
L'ouverture de la saison lyrique s'offre mystique et sombre à la mesure de cette année. 2020 is almost ending : année palindrome, cruelle pour la santé et la culture. Avant de retrouver prochainement les fauteuils de velours rouges, La Monnaie propose en création mondiale Is this the end?. Le premier des trois volets annuels, tissant un fil fin entre vie et mort, se nomme Dead little girl. Théâtre musical, l'œuvre complexe, mystique et cynique, est à la mesure de la science-fiction qui rattrape peu à peu le monde, sur l'ambiguïté du sens-même de la vie mais aussi de la mort. L'œuvre ultra sensible pour un sujet lourd cherche à se raconter elle-même, à chercher son public : crue et directe elle rend hommage à Patrick Davin qui devait diriger l'orchestre de la maison mère, mais est parti quelques jours avant la première, quelques heures avant une répétition, cédant son bâton comme un dernier présent à son assistant chef Ouri Bronchti.
Derrière nos écrans numériques (bien côtoyés durant ce confinement) la production est totalement CovidProof. Après les nombreux streamings offerts durant le confinement, cette retransmission reconnecte en outre avec la magie du direct, l’instantané.
THE SHOW MUST GO ON
Entre Opéra et Cinéma, l'expérience musicale live film opera mise sur une hybridation progressiste qui vient au contact du public, bien au-delà de Bruxelles pour se plonger dans les ténèbres inexpliquées souvent ressenties en ces temps tourmentés et proposer une réponse métaphysique.
Is this the end?, c’est l’histoire d’une dead little girl, une jeune femme qui est déclarée scientifiquement morte et continue pourtant d’exister en âme et conscience, vivant l’expérience de la « mort imminente ». Mi-vivante mi-morte (comme le chat de Schrödinger), cette jeune fille fait alors la rencontre d’un nouvel état de conscience : constater la mort, l'impossible réponse aux questions existentielles, contempler les limbes de la vie et vivre un état de conscience en partance vers les coulisses d’un « autre-part ».
Solitude, distorsion du temps, angoisses prolongées et difficultés à communiquer, l’œuvre s’hybride entre psychanalyse, science-fiction, mysticisme et neurosciences, en plein délire. Le temps est réparti entre deux écrans, celui du chacun chez soi et des musiciens bien présents sur le plateau, mais aussi celui d'un film simultané projeté mais réalisé préalablement au cœur de La Monnaie. À la façon d'un chirurgien, assisté par caméra qui pénètre les synapses du cerveau, la jeune fille (son âme) arpente les coulisses de ce bâtiment, révélant des facettes les plus intimes de la maison-mère, que chacun peut alors (re)découvrir autrement.
Les références littéraires et cinématographiques sont nombreuses pour cette oeuvre, notamment Philip K. Dick et son livre de science fiction Ubik, référence citée par Ingrid von Wantoch Rekowski et le librettiste Eric Brucher, qui traite de l’état transitoire et de la cryogénisation avec un cynisme qui nous rappelle cette année palindrome. Le spectateur pense aussi à Enter the Void de Gaspar Noé et son approche mystico-moderne du livre tibétain des morts. La caméra suggère cette fameuse flottaison et liberté des âmes débarrassées de leur corps trop lourd après la mort. La rapidité des images et des séquences rappelle la vitesse d’un cerveau en pleine hallucination, qui voit et perçoit tout, revit l'histoire et voit la vie de l'humanité défiler devant ses yeux, dans une totale animation, et privée de silence (avec même des simili-publicités en plein programme) !
Pour le compositeur Jean-Luc Fafchamps, les limbes ne seraient pas silencieuses. La partition contemporaine répond avec nervosité aux images, aux pulsions émotionnelles et aux sensations profondes des angoisses de la jeune fille. Les (re)naissances musicales sont nombreuses, entre comédie musicale, music hall, musique baroque, classique, expérimentale, électronique, pop, etc., comme un simultané-concentré des musiques humaines. L’orchestre vient accueillir les instruments qui peuplent les âges de la musique avec la même liberté, une grande cohérence pourtant et pour instrument star une guitare électrique.
Archive émotionnelle, la musique fait remonter à la surface toutes les étapes d'une vie, de certains lieux et certaines personnes connues, avec pour unique voix intérieure celle de la dead little girl interprétée par Sarah Defrise. Celle qui nous mène à se frayer un chemin dans ce trip total garde une voix classique rassurante, comme un fil rouge. Ronde, perlée et confiante, la ligne vocale de la jeune chanteuse fait preuve d'une très grande souplesse compte tenu de la difficulté de partition, et d'une vélocité à la mesure d'un jeu très décomplexé, en errance assurée parmi les voix des chœurs qui peuplent l'impossible silence des limbes. La palette émotionnelle de la chanteuse paraît complète, à la façon d’une âme qui revit toute sa vie en une heure de temps. Les aigus hallucinées de la jeune chanteuse viennent se fondre dans la masse puissante de chœurs qui ne s'arrêtent jamais de l'accompagner, du doux son baroque jusqu'au grand music-hall américain, du chuchotement aux infernales voix interlopes entremêlées (chœurs maison dirigés par Alberto Moro, mais aussi académie des chœurs de La Monnaie sous la direction de Benoît Giaux).
Plus contemporain, Amaury Massion (surtout connu sous le nom d'artiste Lylac) vient affirmer une voix assurément pop et moderne à la production opératique : un chant plus cuivré, plus phrasé-délié qui rythme l'ensemble d’un flegme, façon Jim Morrison ou Raphael. Le chanteur cherche sa femme, sûrement un peu Orphée cherchant son Eurydice, sans pouvoir la suivre dans ce monde des limbes. La voix s'en voit troublée, sensible et voilée.
Voix plus baroque, plus boisée et sombre, mais aussi plus piquée et acide, la chanteuse Albane Carrère interprète La femme. Sans nom, avec pour seul attribut le luxe et la supériorité d’une Reine de la nuit des morts avec un caractère messianique, figure d’entrée du paradis, la mezzo-soprano offre sa luxuriance vocale pour venir entourer la jeune fille afin de la garder dans ses filets.
L’audace d’un projet aussi dense que Dead Little girl, rend impatient de voir la suite de ce conte halluciné. Il rappelle combien l'opéra sait poser des questions et rendre un hommage, même s'il n'était pas prévu à l'origine (aux victimes de la pandémie, au maestro Patrick Davin qui ont désormais les réponses aux questions posées par cet opéra), par l'absurde de l'existence. L'opéra rappelle aussi que, s'il les pose et les met en scène, il n'est pas fait pour répondre à toutes les questions existentielles. La fin de la pièce s'arrête sur un noir avec ces derniers mots : "What The Fuck".