France et Pologne en Arménie, un Festival de Talents à Paris
Le rituel du concert se combine avec un rituel sanitaire religieusement respecté ici, c'est le cas de le dire : le public entre dans la Cathédrale en procession bien distanciée, est invité à tendre les mains jointes pour recevoir une dose de gel désinfectant, condition pour entrer en communion avec le reste du public. Les spectateurs sont bien évidemment espacés, masqués (et garderont leur masque pendant le concert) et le cérémoniel religieux se poursuit même après le concert : rappelant la maxime biblique (et la chanson de Céline Dion) "les derniers seront les premiers" : en l'occurrence, les rangs du fond sortent ici les premiers. Une organisation modèle et salvatrice, d'autant plus bienvenue qu'elle n'était pas pleinement respectée dans les autres (et déjà nombreux) concerts confinés dont nous avons rendu compte, alors même que la pandémie revient.
S'il était difficile d'imaginer qu'un tel Festival puisse bel et bien se poursuivre et qu'il fasse ainsi respecter les consignes (mais c'était indispensable étant donné que ses concerts se déroulent, outre dans cette Cathédrale, par des événements gratuits dans la Cour d'honneur des Archives nationales qui n'auraient autorisé aucun écart avec les règles), il permet ainsi de retrouver le plaisir du récital mais aussi d'en savourer une dimension inédite. Difficile en effet d'imaginer une interprétation des Nuits d'été de Berlioz avec piano plus lyrique, plus opératique que celle déployée par Tomasz Kumięga. Ce cycle de mélodies a certes une dimension orchestrale que le compositeur Berlioz a été le premier à déployer, et le pianiste de ce récital, Florian Caroubi, accompagne et soutient certes l'ampleur du souffle harmonique et poétique, la ligne chantée de cette partition telle que déployée ici est assurément inouïe même pour ceux ayant déjà entendu des Nuits d'été par centaines.
Tomasz Kumięga crucifie l'auditoire de la première à la dernière note, l'immensité de son volume et de ses accents sonores tirant Berlioz et Gautier (le compositeur et le poète qui s'identifient fortement dans ces mélodies) vers les accents tragiques de Rigoletto, la souffrance qu'il subit voire celle qu'inflige un Scarpia. Berlioz se métamorphose même en Wagner dans la voix de ce baryton lyrique héroïque (au moins dans le sanctuaire acoustique de cette église devenue Vaisseau fantôme) qui a enchaîné les Académies lyriques de Varsovie, Aix -en-Provence et Paris. À ces titres nous avons rendu compte de ses prestations sur les plus grandes scènes, aux côtés des plus grands (entre autres avec Tristan et Isolde par Peter Sellars et Bill Viola à Bastille). Sa participation à ce Festival "Jeunes" Talents rappelle qu'il n'a pas encore 30 ans mais qu'après ses prestations sur de grandes scènes ou dans de grands rôles il est appelé à de grands rôles sur de grandes scènes.
Tomasz Kumięga fait le choix de Nuits d'été enflammées, de nuits blanches, de marteler les "Toujours !" du texte sans délicatesse pour les "fraises des bois" que les amants rapportent, d'accompagner les immenses accents vindicatifs en frappant du pied, en se tordant de douleur mais en demeurant toujours expressif avec une émission lyrique. Son léger accent transforme certains mots français d'une manière plaisante (cueillir devient quérir), il offre même des consonnes vives et roulantes (n et r d'encore) mais engendre aussi des contre-sens : "dans le ciel sans m'attendre elle se retourna" au lieu d'elle s'en retourna.
Le timbre et la voix sont charpentés et ronds mais sans les voyelles fermées à la française, l'organe est sombre d'une immense assise grave, levé avec une intense couverture jusqu'au médium et à l'aigu (au point qu'il approche les mains de ses oreilles pour concentrer encore les harmoniques, s'en protéger des immenses résonances cuivrées, et figurer la douleur expressive). Une douleur harmonisée à la puissance lyrique qui reste constamment contrôlée, d'une endurance infaillible, et permet par contraste des moments saisissants de douceur, à commencer par le long silence résonnant après "Reviens, Reviens". Silence que le baryton reprend et nourrit dans la continuité du souffle par un pianissimo intense. Son "vermeil" est d'une grande délicatesse de couleur, ses "é" délicatement irisés et articulés pour sa bien-aimée inapaisée.
Touts ses qualités s'unissent à la maîtrise de sa langue maternelle chantée dans la seconde partie du programme. La Tarentelle de Witold Lutosławski (1913-1994) s'ouvre sautillante pour plonger dans une nuit irisée (dessinant un parallèle avec les deux Nocturnes de Chopin qu'interprète en soliste virtuose et poétique le pianiste Florian Caroubi). Le concert offre enfin l'occasion d'apprécier les bien trop rarissimes mélodies de Mieczysław Karłowicz (1876-1909). Z erotyków (Au lieu de soleils et d’étoiles) sur un texte de Józef Waśniewski et Śpi w blaskach nocy (Dors dans l'éclat de la nuit) sur un texte de Heinrich Heine rappellent que le répertoire polonais n'a pas plus que d'autres à envier la nostalgie d'un Eugène Onéguine (ou d'un Lenski qui chanterait baryton). Z nową wiosną (Avec le printemps nouveau) sur un texte de Czesław Jankowski offre valse et quadrille, avant le folklorique Rdzawe liście (Feuillage couleur de rouille) sur un texte de Kazimierz Tetmajer, alors que Na spokojnym ciemnym morzu (Sur la mer paisible et sombre) sur un texte de Kazimierz Tetmajer est entre l'hymne slave et le chant de Noël.
Entendre un tel chanteur ainsi dans la maîtrise du lyrisme de sa patrie mène une fois encore à se désoler que les chefs-d'œuvre de telles nations soient si rares, voire presqu'inexistants hors de leurs frontières. Quel théâtre hors de Pologne aura-t-il l'excellente idée de proposer Halka de Stanisław Moniuszko (compositeur qui a même inspiré un opéra à son compatriote Andrzej Kwieciński : Moniuszko à Paris) parmi d'autres sommets à Tomasz Kumięga ou ses fameux collègues barytons polonais Artur Ruciński, Mariusz Kwiecień, Andrzej Filończyk ?