Festivals d’été : comment gérer le « jour d’après » ?
Cet article est le dernier d’un grand dossier en 5 parties, qui détaille les choix, décisions, actions et perspectives des Festivals face à la crise :
1. Les directeurs de festivals en colère contre le gouvernement
2. Pourquoi et comment les festivals ont-ils décidé d’annuler ou non ?
3. Comment les artistes engagés par les festivals ont-ils été indemnisés ?
4. Après les annulations, les regrets des festivals d’été
5. Festivals d’été : comment gérer le « jour d’après » ?
L’obligation d’une réorganisation
Les Festivals ne se cantonnent souvent pas à leurs concerts de l'été, ils développent également une activité moins connue, tout au long de la saison, ce qui offre un double avantage en temps de crise : l'annulation de l'été n'entraîne pas une année complètement blanche et des artistes peuvent être reprogrammés tout au fil de la saison, comme au Centre Culturel de rencontre à Ambronay avec ses résidences d'artistes, ou une académie baroque européenne (reportée). Idem à Vézelay : "La force de notre établissement (La Cité de la Voix) qui organise les Rencontres musicales est son activité à l’année, donc nous avons pu reprogrammer et réinventer des moments artistiques dans le reste de notre saison. Pour cet été, nous développons une saison à plusieurs volets avec l’idée centrale d’encourager la remise au travail des artistes", annonce François Delagoutte.
"Ces difficultés, ajoute Julien Caron de La Chaise-Dieu, sont aussi l'occasion d'affirmer encore plus fortement le fait que notre association a une activité musicale toute l'année. S'appuyer sur ce fonctionnement hors-saison pour encourager la reprise artistique. Une première séquence va nous mener jusqu'à la fin septembre avec le maintien de quelques événements très sporadiques : nous serons partenaires de concerts « hors les murs » (comme par exemple le spectacle « Looking for Beethoven » par Pascal Amoyel en coopération avec l'Opéra de Vichy). Il y aura une permanence artistique à La Chaise-Dieu, des dispositifs de méditation au plus près de la population avec un stage musical dans le centre aéré du village, une intervention en EHPAD. Et puis à la rentrée, dans une nouvelle séquence, nous accueillerons Les Cris de Paris pour un travail avec Benjamin Lazar sur l'Actéon de Charpentier dans le cadre de l’opération nationale « Ensemble, enchantons l’été » initiée par la Fondation Bettencourt sur la route de l'été des Festivals annulés. Ce sera notre rentrée suivie par Bruno Mantovani et l’Ensemble Orchestral Contemporain (EOC) qui devaient venir en résidence musicale en juin. À partir d'octobre nous recommençons nos rendez-vous en saison, une résidence par trimestre : en octobre avec Benjamin Alard au clavecin, en mars avec Thibault Noally et Les Accents, en juin 2021 avec Bruno Mantovani et l'EOC, pour faire le trait d'union avec notre prochaine édition."
L’impact budgétaire
La situation s'annonce encore cruelle, et d'une ironie tragique puisqu'elle va desservir les "bons élèves", ceux qui étaient encouragés et félicités parce qu'ils avaient un modèle économique plus "indépendant", plus de recettes en billetterie et mécénat que de subventions : "avoir un important taux d'auto-financement est traditionnellement un avantage et bien vu, mais pour cette crise c'est devenu un immense handicap" nous expliquent les dirigeants du Festival de Saintes. Saintes a donc ôté de son budget les 300.000 € de billetterie attendus, compté aussi ses pertes en mécénat mais a conservé les 580 K€ de subventions entre État, région, département et mairie. Et puisque son festival sera filmé, il a pris dans la partie artistique ce qui pouvait être consacré aux droits de diffusion et de coproduction avec radios et télévision. "Mais nous savons très bien qu'il sera impossible de placer 9 captations sur Culturebox et sur Arte, alors nous allons diffuser du plus proche au plus lointain : derrière l'abbaye un grand écran avec un son immersif, avec des diffusions dans des EHPAD et pour les publics empêchés, également sur les réseaux sociaux et de grands médias nationaux et internationaux (tous les concerts seront en léger différé pour des questions techniques et pour fournir un produit fini avec petites corrections si besoin, plus les génériques et tirages)."
D'autant que ces sociétés de captation sont en coproduction, avec les diffuseurs et les festivals : elles ont donc cherché et trouvé elles aussi des financeurs et des diffuseurs, elles ne sont pas seulement prestataires mais ont des montages financiers avec le CNC (Centre national du cinéma et de l'image animée) et d'autres, cela ne rapporte pas mais s'équilibre. Ce sont des métiers à approfondir et découvrir pour les gérants de festival, "mais c'est formateur, il faut s'adapter. Le budget artistique est d'ordinaire à 400 K€, mais ce sera 156 K€ cette année, nous détaille la grande argentière du Festival de Saintes. La technique par contre va doubler de 50 à 100 K€ pour toutes les captations. Nous espérons finir entre 50 et 100 K€ de déficit."
Même dans un Festival qui a l'avantage d'être une partie d'un plus grand tout (en l'occurrence pour Saintes du Centre culturel de rencontre de l'Abbaye aux Dames, donc intégré dans un budget global annualisé, mais qui perd 60% de ses ressources avec la crise), les responsables espèrent finir avec un déficit gérable. Ils ont en tout cas fait le choix d’accepter des difficultés financières pour l'art et les artistes. Mais de très nombreuses questions politiques se posent : "L'État a annoncé un plan de sauvegarde de la culture, mais il ne figure plus au PLFR3 (Projet de loi de finances rectificative) ! Les inquiétudes pour cette année sont donc aussi énormes que celles pour l'année prochaine et les suivantes. Le fonds de soutien aux entreprises fragilisées devrait être maintenu en 2021 mais quand vous lisez ensuite les détails écrits en tout petit vous voyez que ce fonds est limité à 1500 euros. Alors nous savons bien que l'État ne peut pas inventer des budgets et sortir de l'argent facilement mais ce n'est plus que de la communication. Il y a eu un fonds de solidarité pour l'aéronautique, pour l'automobile, un fonds de sauvetage pour le fromage, mais le suivi n'est pas là."
Alors là aussi, quand certains moyens financiers viennent à baisser et des aides viennent à manquer, les festivals peuvent compter sur l'engagement des mécènes et du public, comme nous l'expose Pierre Audi : "Le Festival d’Aix-en-Provence a un modèle économique très singulier, avec seulement 1/3 de subventions publiques. Nous comptons donc beaucoup sur nos recettes propres pour équilibrer nos comptes. Avec la crise, c’est donc une part essentielle de notre budget qui disparaît, avec la billetterie et le mécénat. Heureusement, en cette période de crise, nous pouvons compter sur la fidélité et la solidarité de nos mécènes et de notre public. Près de 7% de nos spectateurs ont ainsi renoncé à se faire rembourser leurs places pour alimenter le fonds de soutien que nous avons mis en place. C’est très généreux de leur part et cela nous aidera à survivre à la crise."
"Ces événements font naître des élans de solidarité exceptionnels, renchérit Julien Caron de La Chaise-Dieu. Nous retenons des soutiens et des messages très touchants et amicaux, comme ce chèque de 5 euros d'un spectateur qui nous dit avoir vécu des moments parmi les plus forts de sa vie culturelle à La Chaise-Dieu. Beaucoup nous assurent de leur venue l'an prochain. Des touristes nous expliquent qu'ils ont gardé leurs réservations pour venir visiter les lieux magnifiques et le patrimoine de la région cet été."
La priorité des directions a été de s’assurer que tout reste viable. Les impacts pleins et entiers viendront plus tard, et ne seront pleinement mesurés qu'à l'issue de cet été et de plusieurs années. "Aujourd'hui les partenaires nous confirment leurs engagements mais la crise et les remises en questions de subventions comme de mécénat sont à craindre, confie un Directeur. Nous maintenons des actions et des projets quitte à puiser dans des fonds propres et à nous endetter, mais nous ne sommes pas tenus à l'impossible et si nous entrons dans une crise majeure avec un effondrement des subventions alors c'est toute l'économie du spectacle qui serait menacée."
La situation varie en fait selon les régions : certaines maintiennent leurs subventions et s'engagent pour les prochaines années de sortie de crise, mais certaines n'attendent pas pour raboter leur soutien dès cet été. Ainsi pour La Chaise-Dieu, “des collectivités ne souhaitent pas maintenir la totalité de leurs subventions pour des événements annulés mais les ramener en fonction de ce qui est effectivement joué et dépensé pour 2020. Certains ont émis dès le départ des critères très clairs et des pourcentages fixes. D'autres nous demandent de re-produire un budget, périlleux. Nous devons à la fois assurer la pérennité de notre structure pour pouvoir reprendre en 2021, indemniser les artistes par des gestes de solidarité aussi équitables que possible et suivre ces politiques d'économie publique (dont il faut bien comprendre que les budgets aillent vers des structures plus fragilisées encore ou du monde sanitaire).
Quant au mécénat nous sommes prudents vu combien la crise touche le tissu industriel, mais les partenaires privés comprennent parfaitement notre stratégie et notre fonctionnement, avec un important taux d’auto-financement. Nous parlons de chefs d'entreprise à chefs d'entreprise. C'est très précieux en cette période."
Il en va de même pour le Festival Berlioz (sis à La Côte-Saint-André dans la même grande région Auvergne-Rhône-Alpes) et les échanges budgétaires deviennent pour tous un immense jeu de dupes : il s'agit de prouver à la région les efforts faits pour baisser les dépenses mais pas trop non plus sans quoi la subvention baissera d'autant plus (certains ensembles artistiques ont fait de gros efforts pour rogner sur leurs revenus et il serait cruel de leur expliquer que la région a ainsi pu baisser d'autant les subventions, voire saisir l'occasion pour maintenir ainsi les baisses sur les saisons prochaines, ce qui entraînera des baisses de cachets tendancielles).
Le public reviendra-t-il ?
"Il faut toujours être vigilant, mais nous sentons la crainte s'estomper. Nos responsabilités sont d'assurer la sécurité du public, avec une grande vigilance et en adaptant les protocoles du concert. Je sens une envie de reprendre la vie sociale et musicale, nous résument les Directeurs de Saintes, Ambronay, Vézelay.
“Nous reprenons, nous sauvons ce qui peut l'être, jour après jour, mais nous sommes terriblement inquiets pour l'après, nous confie une Directrice de Festival : même si le public revient, notre outil culturel est endommagé et il ne reviendra pas à la normale. Après les mesures Vigipirate ce sont les protocoles sanitaires qui vont défigurer nos lieux. Nous avons dû abandonner des lieux de patrimoine uniques, exceptionnels, parce qu'on ne pouvait pas creuser d'issue de secours ou monter de portiques sécurisés ou parce qu'il était impossible d'y installer un accès pour les personnes à mobilité réduite. Désormais nous jouerons dans des lieux aseptisés, sans contact."
Les perspectives de reprise
Les lieux qui reprennent privilégient les petits effectifs et le local, une nouvelle philosophie, plus durable, qui serait très intéressante si elle n'était pas la conséquence de ces changements tragiques. “L’enjeu essentiel pour la reprise est de retrouver l’énergie nécessaire pour se remettre en scène, il faut le faire en sachant s'appuyer sur les équipes. Les artistes ont besoin de se voir, de créer ensemble et devant un public : notre rôle est de rendre cela possible, explique François Delagoutte, Directeur de la Cité de la Voix à Vézelay. Un artiste isolé et cloisonné ne peut pas créer et véritablement communiquer. L'art et les idées germent dans la rencontre. Rouvrir demande tout un plan de reprise d'activité, visé par les autorités, nous l'avons fait avec le public très local, celles et ceux qui nous suivent toute l'année. Valoriser ce que nous avons sur place, en particulier le magnifique piano Pleyel autour duquel nous nous retrouverons permettra d'inviter et de mettre à l'honneur les excellents pianistes résidant sur le territoire : un Marathon piano à 7 (avec aération et désinfection entre les passages), et puis un deuxième volet de programmation sera composé d'Impromptus pour permettre aux artistes de travailler des projets, se remettre au travail avec de petits concerts gratuits dans les jardins. Sachant que les visites spontanées dans la Basilique ne sont plus possibles pour l'instant alors que Vézelay est le site le plus visité de la Bourgogne Franche-Comté avec 1 million de visiteurs l'été.”
"Cette crise est une tragédie, mais toute tragédie permet aussi de tirer des enseignements, de tester de nouvelles choses, de questionner la forme du concert, les lieux, les environnements, nous dit Pierre Bornachot (Directeur Adjoint du CCR d'Ambronay, qui comme ses collègues à l'étranger ne construira pas cette année son chapiteau). L'avenir est à la co-construction de programmes, à la participation des publics, dans le rapport au monument aussi, capital pour nous en tant que Centre de Rencontre. Nos belles propositions faites en un temps assez record nous permettront de travailler sur tout, jusqu'aux propositions de la billetterie (d'autant qu'Ambronay est en phase de recrutement d'un nouveau Directeur général). Il faut rendre la période utile pour rebondir vers de nouveaux horizons."
Enfin, toutes les conséquences et conclusions de ce terrible bilan servent à tous les directeurs de Festivals, d'une manière très concrète : ils se préparent dans l'éventualité d'une deuxième vague. "Nous avons vu l'incurie de nos gouvernants, l'irresponsabilité d'une partie de nos concitoyens alors hors de question d'être pris au piège une seconde fois." Des Directeurs stockent eux-mêmes des masques, du gel et ne souhaitent pas seulement combler le déficit 2020 mais nourrir dès que possible un éventuel fonds de roulement. Une ambition qui fait rire (jaune) un Directeur de Festival parmi les plus importants (au moins sur le plan budgétaire) de notre pays : "Connaissez-vous un seul festival qui a des réserves financières ou un fonds de roulement ? Citez-les moi." Pourtant, le fonds de roulement a été bien utile voire vital dans des maisons lyriques aussi importantes que l'Opéra de Paris (fonds de roulement consolidé sous la Direction de Nicolas Joël, épuisé sous le mandat de Stéphane Lissner). Mais il est vrai que là encore un jeu de dupes est bien installé entre tous les établissements culturels et leurs tutelles, rendant impossible ou dangereux de souhaiter avoir des réserves budgétaires. À l'inverse même, la pratique courante dans les institutions subventionnées consiste à "liquider" les subventions en fin d'exercice : à dépenser coûte que coûte (même pour des projets moins utiles) tout l'argent alloué, afin de ne pas laisser penser aux argentiers publics qu'une part de la dotation était excessive.
Pour le Jour d'après, tous les responsables planchent déjà sur les différents scénarios, sanitaires, économiques et artistiques pour 2021 voire 2022. "Certains seront activés dès septembre, ou en janvier prochain selon la situation."
Cet article est le dernier d’un grand dossier en 5 parties, qui détaille les choix, décisions, actions et perspectives des Festivals face à la crise :
1. Les directeurs de festivals en colère contre le gouvernement
2. Pourquoi et comment les festivals ont-ils décidé d’annuler ou non ?
3. Comment les artistes engagés par les festivals ont-ils été indemnisés ?
4. Après les annulations, les regrets des festivals d’été
5. Festivals d’été : comment gérer le « jour d’après » ?