Requiem pour La Dame de Pique à La Monnaie de Bruxelles
"Il y a de cela trois ans, Stéphane Degout me demande si je connais quelqu’un pour travailler le russe et m’annonce qu’il va débuter dans ce répertoire par le rôle du Prince Yeletski dans La Dame de Pique à La Monnaie. On s’est dit que si je faisais Tomski, on pourrait prendre des pots ensemble. Je ne savais rien d’autre du projet. On a fait demander et La Monnaie a adhéré à l’idée." Laurent Naouri nous raconte ainsi l'origine de ce projet et poursuit : "C’est ensuite que j’ai appris que David Marton faisait la mise en scène : je me réjouissais de le retrouver. Je l’avais rencontré à l’occasion de La Damnation de Faust à Lyon. C’est une production qui avait fait couler beaucoup d’encre, mais que j’avais beaucoup aimée. Nous avions une relation très fraternelle.
J’ai appris ensuite que Nathalie Stutzmann dirigeait : j’aime autant la chanteuse que la chef, et nous n’avions jamais travaillé ensemble. Petit à petit, je découvre que sont également impliqués Anne Sofie von Otter (La Comtesse) et Charlotte Hellekant (Pauline) qui alternaient face à moi en Carmen à Glyndebourne en 2002, Dmitry Golovnin en Hermann avec qui j’ai fait L’Ange de feu à Lyon en 2016. C’était une accumulation de retrouvailles qui me plaisaient bien. J’attendais beaucoup également d’Anna Nechaeva (Lisa) : ma sœur, qui avait travaillé avec elle sur Don Carlos au Bolshoi lorsqu’elle y assistait Adrian Noble, m’avait dit le plus grand bien de cette fantastique soprano. J’avais donc beaucoup de bonnes raisons de participer à ce projet : la déception est d’autant plus grande de le voir annulé. La Monnaie a reprogrammé cette production pour la rentrée 2022, à des dates où je suis disponible : j’espère qu’il en sera de même pour un maximum de personnes.
La mise en scène replaçait l’intrigue dans l’URSS de l’enfance de David Marton, qui a vécu en Hongrie à la fin des années 1970-début des années 1980. Les gens savaient que leur monde était en train de finir, la nouvelle génération parlait d’un autre monde, d’un ailleurs. Graphiquement, Marton souhaitait raconter cette histoire dans l’univers des « dom kultury », les maisons de la culture, qui étaient des endroits dans lesquels il y avait une vie culturelle constante. C’est là que s’échangeaient des choses qui venaient de l’Ouest. Le décor avait un côté esthétique suranné de ces maisons-là, et en même temps il y avait des grands praticables qui tournaient et présentaient des éléments de symétrie, comme on en retrouve sur les cartes à jouer. Il y a quelque chose de métaphorique assez juste qui ramène à La Dame de Pique : il ne sert à rien de s’attarder sur la question de savoir s’il y a vraiment un secret avec les trois cartes. Le plus important est que les gens espèrent qu’il y a un secret, qu’il y a une façon de s’en sortir. A l’Est, à cette époque, on espérait vraiment qu’il y avait quelque chose pour s’en sortir. C’était une illusion comme ces fameuses trois cartes. Cette martingale, c’est Tomski qui en raconte l’idée et la légende. Rien n’est moins sûr que sa véracité, mais cet espoir fou rend les gens fous. C’est la tragédie du joueur qui pense qu’il gagnera la fois d’après. Pendant ce temps, le système fonctionne très bien, au moins superficiellement, avant que tout s’effondre comme un château de cartes.
Il devait d’agir de ma prise de rôle : j’avais donc à peine commencé à explorer ce personnage. Tomski est important pour planter le décor : il assume la narration du début. Il faut raconter, faire peur, saisir. Cet air est une merveille. Ensuite, je suis l’un des protagonistes qui laisse se dérouler l’histoire.
Depuis longtemps, je travaille le russe seul car je me débrouille plutôt bien. J’étais donc seul face à mon piano. Je savais qu’il y avait beaucoup de russophones dans la distribution et que les quelques scories qui resteraient seraient donc facilement corrigées. Nous avions deux remarquables pianistes russophones à notre disposition pour travailler : c’est un plaisir de répéter lorsque les pianistes sont à la hauteur d’une partition aussi magnifique ! J’adore le répertoire russe. J’ai fait pleins de fois Eugène Onéguine, j’ai très souvent chanté les Romances de Rachmaninov, Le Rossignol de Stravinsky et des mélodies russes, y compris en Russie. C’est une langue dans laquelle j’adore chanter, même si je n’ai à ce jour aucun autre projet planifié dans ce répertoire.
Lorsque nous avons appris l’annulation de la production, nous en étions à quatre jours de répétition. C’est allé très vite : les perspectives ont évolué avec une rapidité stupéfiante. Lorsque j’ai fini les représentations d’Yvonne, Princesse de Bourgogne le 8 mars, je pensais que ça se jouerait. Mais dès le premier soir à Bruxelles, le 10, j’ai senti qu’une annulation était dans l’air. Deux jours plus tard, j’étais persuadé que ce serait annulé. Le lendemain, le 13 mars, c’était officiel. Nous étions très tristes, mais très raisonnables : la situation était tellement plus grave et préoccupante que notre petite frustration ! Nous nous sommes dits au revoir, sans s’embrasser ce qui était dommage, et chacun a fait sa valise."
Anne Sofie von Otter avait fait une répétition scénique en Comtesse, répété avec le ténor Dmitry Golovnin (Herman), le metteur en scène David Marton et notamment travaillé le chœur de femmes lorsque tout s'arrêta. Le début d'une production est toutefois synonyme d'un grand travail (et de frais) déjà mobilisé, comme le raconte la chanteuse : "En quatre jours à Bruxelles, j'ai eu deux séances de coachings musicaux, l'un avec le coach de russe et l'autre avec la cheffe d'orchestre Nathalie Stutzmann. C'était une répétition très sympathique, annonçant une bonne entente. J'ai eu deux séances d'habillage et une de perruque. Notre costumière Pola Kardum avait de très bonnes idées pour moi dans cette esthétique soviétique, j'étais très heureuse et le travail avait très bien avancé durant cette courte période.
Vendredi 13 mars au matin, quatrième jour de répétition, le directeur général de La Monnaie Peter de Caluwe nous a tous convoqués pour une réunion. L'annonce nous a été faite alors que l'opéra fermait à cause du Covid-19 et que nous devions malheureusement reporter ce spectacle de quelques années. Nous étions tous tristes et déçus mais il fallait s'y attendre bien sûr. Et je pense que tout le monde s'est aussi senti un peu soulagé de rentrer chez soi, dans cette situation désagréable. Une semaine plus tard, Bruxelles était en confinement.
Je n'ai pas eu le temps d'approfondir les idées de David, et même si nous avons eu la présentation habituelle du projet au premier jour, ces discussions ne permettent pas d'entrer dans les détails : généralement, je n'ai l'impression de savoir véritablement à quoi ressemblera le spectacle qu'après l'avoir vu en entier, juste avant la soirée d’ouverture. Mon sentiment est que David a vu mon personnage, la Comtesse, comme une dame désabusée qui eut une merveilleuse jeunesse à Paris et qui se trouve maintenant coincée dans une vie qu'elle n'avait pas choisie ni voulue. Ni folle, ni mauvaise, mais amère peut-être et ne profitant pas de sa vie avançant.
J'arrive d'habitude sur une nouvelle production en gardant beaucoup de liberté et sans idées pré-conçues sur la manière dont je vais jouer un rôle. La musique m'a bien sûr donné beaucoup d'informations, mais je laisse le reste au metteur en scène. Il est inutile de réfléchir trop à la représentation car après tout, c'est pour cela que nous répétons : pour façonner nos rôles et le drame ensemble, comme vu à travers l'objectif du réalisateur.
Le rôle de la Comtesse n'est pas imposant, mais elle est très importante pour l'histoire et j'étais curieuse de savoir ce que je ressentirais en chantant cette partie. La musique est plus grave qu'à mon habitude, mon personnage est le plus âgé que j'ai chanté et il est en russe, autant de défis donc. Mais le défi est une excellente chose et j'ai hâte de tenir ce rôle plus tard, dans un an ou deux.
Le 13 mars, nous avons donc tous quitté Bruxelles pour nous rendre dans nos pays respectifs. Je suis rentrée chez moi dans l'avion de la Scandinavian Airlines et je dois avouer que je jubilais en atterrissant à Stockholm : être à la maison sur le sol suédois et être avec mes proches a été un énorme soulagement après ces cataclysmes des dernières semaines, sous les menaces de confinement que j'ai vécues à Berlin et à Bruxelles.
Depuis lors, j'ai passé la plupart de mon temps dans ma maison à la campagne, en dehors de Stockholm. C'est la première fois depuis de très nombreuses années que je rentre chez moi tout le printemps durant, avec le temps de marcher et de faire du jardinage et généralement de laisser passer les heures, les jours et les semaines sans stress. Comme tout le monde, j'ai cuisiné, cuit, nettoyé, regardé Netflix, lu un peu. Et j'ai chanté presque tous les jours - ça me fait du bien, me permet de me concentrer, ça me rend heureuse en somme. Cela fait maintenant exactement quatre semaines que La Monnaie a fermé ses portes et que nous sommes rentrés chez nous. Un mois de congé a été bon pour moi - mais maintenant mon travail commence à me manquer. Je vais faire du streaming, et d'autres choses, ici depuis Stockholm.
De temps en temps, un message arrive de mon manager disant que les projets à venir en mai, juin et même octobre ont été annulés. C'est terrible, mais je sais que je partage cette douleur avec absolument tout le monde dans l'opéra. Je me sens très privilégiée du fait que ma situation soit stable : beaucoup d'autres subissent un stress terrible sur le plan professionnel et financier. Je pense beaucoup à eux.
Le monde ne redeviendra pas comme avant, ou alors cela prendra du temps. Qui sait ce qui attend le secteur culturel ... Il faut espérer pour le mieux."
"Je fais partie des gens privilégié (explique lui aussi Laurent Naouri) : j’ai un jardin et nous [avec sa femme Natalie Dessay, ndlr] sommes avec nos grands enfants. Je fais beaucoup de rangement, notamment dans ma discothèque ce qui n’était pas une mince affaire, et je retravaille le piano : je l’utilise fréquemment pour déchiffrer, mais sans avoir la patience de répéter jusqu’à ce que ça soit bien. C’est également un grand plaisir que d’avoir du temps pour lire. Je n’avais pas prévu beaucoup d’apprentissage de partitions, mais je profiterai sans doute du mois de juin pour prendre de l’avance sur mon travail pour Henri VIII et Fin de Partie. Je m’attends à ce que tous mes engagements soient annulés jusqu’au mois de septembre, mais j’ai la chance de pouvoir tenir jusque-là : pour l’instant, cette période n’est pas si désagréable.
Ma prochaine saison devrait démarrer avec Iphigénie en Tauride à la Bastille. J’irai chanter Roméo et Juliette au Met, qui sera ma première collaboration avec Yannick Nézet-Seguin, ce dont je suis content. Puis viendront Falstaff à Bordeaux et Henri VIII à Bruxelles, puis Fin de Partie avec le New York Philharmonic : j’aime beaucoup cet opéra, mais il n’a jamais été chanté par un francophone, ce sera donc intéressant. Je sortirai également en novembre un disque chez Alpha qui s’appellera « En sourdine », et qui traitera sur le mode de la chanson des œuvres de Fauré, Debussy et Poulenc."
Retrouvez nos précédents épisodes de ce feuilleton Requiem pour les spectacles