Covid-19 à Buenos Aires : les petites mains solidaires du Teatro Colón
Les rues du centre de Buenos Aires, normalement si agitées et bruyantes à toute heure du jour et de la nuit, sont presque désertes. Comme dans un film catastrophe, y déambulent des individus pourvus de masques caseros (faits maison), des tapabocas (mot apparu à l’occasion de la pandémie pour désigner, maladroitement, des pièces de tissu couvrant normalement non seulement la bouche, comme leur nom l’indique, mais aussi le nez) de toute forme et de couleurs diverses et variées.
Faute d’approvisionnement suffisants en masques professionnels (réservés exclusivement à l’usage des personnels de santé et de sécurité), la ville de Buenos Aires a décrété le port de cette protection de fortune obligatoire depuis le 15 avril, alors que les Porteños, les habitants de la capitale argentine, sont en quarantaine totale depuis le 20 mars. Quiconque s’aventure désormais hors de son domicile sans avoir la moitié du visage recouverte par ce masque de tissu encoure jusqu’à 80.000 Pesos argentins d’amende (environ 800 euros, le salaire mensuel minimum étant actuellement fixé, pour les salariés déclarés, à un peu plus de 16.000 Pesos, soit environ 160 Euros par mois).
Dans le même temps, le Teatro Colón, comme tous les grands théâtres du monde, a été contraint, pour cause d’expansion du Covid-19, de fermer ses portes et d’annuler l’ensemble de ses spectacles d’opéra, de musique symphonique et de ballet depuis le décret publié le 12 mars par le gouvernement de la Ville autonome de Buenos Aires, dont dépend la célèbre institution publique argentine. Le travail artistique laisse place désormais à l’activité solidaire d’une cinquantaine d’ouvriers et de couturières des ateliers de confection du célèbre théâtre lyrique œuvrant pour repousser, autant que faire se peut, la progression du Coronavirus.
Ce sont précisément 53 salariés volontaires, selon nos confrères de Clarín, qui s’affairent masqués dans les ateliers du Teatro Colón. Sont ainsi confectionnés, du mardi au vendredi, dans le rythme saccadé de machines à coudre éloignées les unes des autres, environ « 500 masques par jour », nous confie Enrique Bordolini, à la tête de la Direction générale des services techniques de régie et de scénographie du théâtre, contacté par nos soins. Les masques sortis de cette véritable manufacture sont nés de la réorganisation de ces ateliers et des compétences techniques exceptionnelles de leurs maîtres d’œuvre (reconnues dans le monde entier : le Teatro Colón s’enorgueillissant d’assumer la totalité des chaînes de production des nouveaux spectacles estampillés de sa signature).
Tous les ateliers du théâtre (confection et couture bien sûr mais aussi peinture, scénographie, effets spéciaux, accessoires et machinerie) sont ainsi investis pour élaborer et, au final, produire deux types de masques différents. Les premiers exemplaires de ces protections sont entièrement faits de toile et jetables. Un autre modèle réutilisable, permettant le placement et le changement d’un filtre, est également prévu pour élargir la gamme des produits essentiellement à destination des personnels bénévoles œuvrant, pour le compte de la ville de Buenos Aires, dans divers secteurs d’activité pour aider les plus fragiles et les plus nécessiteux. La Direction du Teatro Colón n’écartant pas la possibilité d’élargir sa contribution, comme la confection de blouses à destination des hôpitaux et des établissement de santé, si besoin était. Enrique Bordolini est ainsi « heureux d’avoir favorisé cette demande [de ses subordonnés] à travers la Direction générale qui a facilité le développement de ce projet ».
Dans ce concert d’intentions louables, des voix discordantes et mêmes polémiques se font toutefois entendre : des conditions de travail difficiles sont évoquées, tout comme la prise de risque de travailleurs qui doivent utiliser des transports en commun pour se rendre dans leur atelier, les exposant ainsi potentiellement au virus. Le Directeur général des services techniques relève effectivement l’« important protocole à l’entrée du théâtre » et « la vigilance particulière [apportée] aux mesures de distanciation sociale », convenant que tous les employés concernés se rendent « bien sûr par leur propre moyen » sur leur lieu de travail, en prenant en compte que cette question de la distanciation, « dans le cadre d’un mode de transport collectif, serait difficile à contrôler ». Le « volontariat » réel de celles et ceux se joignant à cette initiative est aussi mis en doute sur les réseaux sociaux, un certain nombre de ces salariés étant employés sous contrats précaires ou sujets à des renouvellements de contrats dans les prochaines semaines. Enrique Bordolini insiste pourtant auprès de nous en observant que cette « tâche sur la base du volontariat émane tout spécialement des membres du corps technique » du théâtre eux-mêmes.
Quoiqu’il en soit, les talentueuses petites mains travaillant saison après saison sur les somptueux costumes signant le savoir-faire des personnels techniques du Teatro Colón, souvent dans l’ombre du succès de spectacles demandant des mois entiers de préparation, voient ici leurs efforts récompensés à la lumière des applaudissements et des encouragements du grand public. Cette chaîne de solidarité, où les ateliers du Teatro Colón ont toute leur part, est évidemment la bienvenue dans un contexte local de pénurie de masques et de matériel médical, sur fond de crise économique particulièrement sévère en Argentine. Des budgets extrêmement contraints par la dette publique du pays et les remboursement liés aux emprunts contractés, entre autres créanciers, auprès du FMI en 2018 et 2019, rendent effectivement délicats les investissements à court et moyen termes pour lutter contre le Coronavirus, pandémie qui n’atteindra son pic en Argentine, selon les spécialistes, que vers la fin du mois de mai. Le 25 avril, on déplorait au pays de Carlos Gardel et d’Astor Piazzolla 185 morts sur les 3.780 personnes infectées par cette maladie.
Sébastien Vacelet est le correspondant d'Ôlyrix en Argentine (retrouvez tous les comptes-rendus de la vie lyrique au Teatro Colón et à Buenos Aires)