Le Gala “confiné” du Met Opera, l’art lyrique de chez-soi pour un plaisir sans frontières
Habitué à recevoir sur sa scène les plus grands noms du répertoire lyrique, le Met convoque, pour ce gala d’exception, les artistes les plus fameux qui soient. Des artistes rendus à leur plus simple condition : celle de citoyens de tout pays contraints, eux aussi, au confinement, et se voyant depuis plusieurs semaines dans l’impossibilité d’exercer cet art dans lequel ils excellent : chanter, sur scène, face au public. Aussi, aux quatre coins du monde, toutes ces vedettes de l’opéra ont répondu avec gourmandise à l’invitation de la maison new-yorkaise, fut-ce pour se produire face à un public dématérialisé (quoique se comptant sans doute en centaines de milliers d’auditeurs), et devant jouer d’ingéniosité pour se faire accompagner : ici une bande-son diffusée sur téléphone portable, là avec l’aide d’un conjoint musicien, où en s’accompagnant soi-même au piano.
Et à concert insolite, donc, situations insolites. Ainsi de Peter Mattei qui, premier à rentrer en visio-scène, campe par sa voix chaude un Don Giovanni accompagné... à l’accordéon. Tout au long de la soirée, les artistes se passent le flambeau, échangeant anecdotes ou politesses. Surgissent ainsi ensuite Roberto Alagna et Aleksandra Kurzak qui, depuis leur bibliothèque, forment un pétillant duo Nemorino-Adina (L’Elisire d’amore) n’hésitant pas à user d’une échelle et d’une guitare se trouvant là comme autant d’éléments scéniques à part entière. Cocasse aussi ce remarquable Gérard de Chénier (“Nemico della patria”) campé en chemise jaune par un Ambrogio Maestri à la voix pénétrante, secondé au piano par Marco Armiliato perché derrière sur une mezzanine. Joseph Calleja, lui, est un Romeo fougueux et sonore qui invoque le soleil devant un aquarium, quand Matthew Polenzani, avec force délicatesse dans le timbre, interprète un chant traditionnel irlandais conclu par les applaudissements de sa petite famille derrière la caméra.
De sa voix ronde au timbre vibré, Lisette Oropesa interprète elle la cavatine d’Isabelle (“En vain j’espère”) de Robert le Diable accompagnée par un pianiste se trouvant derrière elle... dans le téléviseur.
Et que dire du couple Diana Damrau–Nicolas Testé interprétant devant leur cuisine (et leurs enfants) le fameux “La ci darem la mano”, avec fougue et complémentarité, tant dans la fusion des voix que dans la dynamique gestuelle.
Une soirée à sourire, donc, et à être ému, aussi. Comme à la vue d’une Renée Fleming en larmes au terme d’un solennel et poignant “Ave Maria” d’Otello, mais aussi à l’écoute d’une superlative Joyce DiDonato livrant de sa voix de cristal, et accompagnée d’un septuor à cordes, un tout aussi vibrant “Ombra mai fu” du Serse de Haendel.
Remarquable aussi que cette Dalila (“Mon coeur s’ouvre à ta voix”) d’Anita Rachvelishvili conjuguant puissance sonore et raffinement dans le chant. Avec davantage de générosité dans l’émission que de sensibilité dans le timbre, Faust est servi par Stephen Costello avec l'air “Salut, demeure chaste et pure”, prenant un sens fort en ces jours de confinement.
C’est ainsi, entre émotions et cocasseries de situation, que s’enchaînent des performances plus réjouissantes les une que les autres. Ainsi de celle d’un Jonas Kaufmann fidèle à lui-même, appliqué et généreux en émission sur toute sa tessiture, habité dans son interprétation de “Rachel quand du seigneur” (La Juive) livrée aux côtés de son fidèle accompagnateur Helmut Deutsch.
Avec une émission profonde jamais dépourvue de sensibilité et de couleurs, Michael Volle interprète un saisissant Wolfram de Tannhaüser, quand Quinn Kelsey est un Posa imposant au timbre chaud et pénétrant. Dans ce même Don Carlo, Jamie Barton (qui était attendue ces jours-ci au Met en Maria Stuarda) donne tout son abattage vocal et la fougue de ses aigus au service du redoutable “Oh Don Fatale” d’Eboli.
En Carmen contrainte de vivre la bohème dans son salon, Elina Garanca (“L’amour est un oiseau rebelle”) reste toujours aussi solaire et envoûtante, au même titre qu’une attendrissante Nadine Sierra, dont le timbre exquis et la voix perçante servent idéalement le rôle de Mimi (“Si mi chiamano...”). Dans son ôde à la lune de Rusalka interprété devant sa cheminée, Sonya Yoncheva est enivrante, elle aussi, entre graves joliment lustrés et aigus fougueux. Voix mélodieuse et richement timbrée, nantie d’une émission large : Golda Schultz exécute une splendide version du “Chi il bel sogno di Doretta” de La Rondine. Souriante et rayonnante dans sa projection vocale “confinée”, Angel Blue sublime l’air “Depuis le jour” du Louise de Charpentier, passant ensuite le témoin au toujours formidable Sarastro de René Pape, maître d’un rôle qu’il magnifie par la majesté de son chant et ses graves toujours amples et ardents (fussent-ils contraints par une acoustique domestique).
En Mario (“Recondita armonia”), Piotr Beczala mobilise tout l’élan et le souffle nécessaires pour incarner au mieux le rôle. Le Lenski de Michael Fabiano (“Kuda, Kuda”), porté par une voix sonore au timbre percutant, est aussi fort appréciable.
Des excuses pour les voisins
Faisant une large place au bel canto, ce gala donne aussi à voir Erin Morley, en Fille du régiment (“Chacun le sait”) s'accompagnant au piano, se livrer à un festival de guillerettes et éclatantes vocalises, avec une facilité d’émission dans tous les registres (une prestation conclue par un vibrant cri d’amour pour le Met tissé sur le fil d’un aigu surpuissant). Vibrant et vaillant, Lawrence Brownlee et son large ambitus vocal ne le sont pas moins dans une épatante interprétation du “A te o cara” des Puritains. En Gualtiero d’Il Pirata de Bellini, rôle dans lequel il est attendu au Met la saison prochaine, Javier Camarena excelle aussi son tour venu, avec son timbre sonore et radieux de ténor belcantiste (et non sans s’excuser au préalable envers ses voisins de chanter ainsi, à bientôt 23 heures, dans son appartement zurichois).
Dans un registre doublement baroque (par le genre musical comme par la forme du concert), le contre-ténor Anthony Roth Costanzo, récent Akhnaten sur la scène new-yorkaise, interprète un “Penna tiranna” (Amadigi/Haendel) plein d’émotion, au phrasé larmoyant et soigné jusqu’au dernier souffle. Se frottant à une partition de moindre renommée, mais non moins charmante, Gunther Groissböck et sa basse de bronze aux contours éthérés séduisent dans l’air “Wie schön ist doch die Musik” extrait de La Femme silencieuse (Richard Strauss). Après un premier essai infructueux, la faute à une connexion capricieuse, Nicole Car et Etienne Dupuis prêtent à leurs jolies voix idéalement fusionnées un air de circonstance, “Baigne d’eau mes mains” (“Thaïs”). Un autre duo tout aussi réjouissant à entendre que complémentaire à voir est formé, dans l’un grands airs de Luisa Miller (“A brani, a brani, o perfido”), par l’étincelante voix de soprano d’Ailyn Pérez et celle, caverneuse, de la basse Soloman Howard. Voix qui, par sa profondeur, fait écho en cette soirée à celle d’Ildar Abdrazakov, chantant à bras et bouches grands ouverts (et avec souffle !) les “Eaux du printemps”, mélodie de Rachmaninov. Dans un registre où on ne l’attend pas forcément, et accompagné de son épouse Hannah Stone à la harpe, Bryn Terfel interprète, tel un hymne à l’espoir, la fameuse chanson américaine “If I can help somebody”, popularisée en son temps par la reine du gospel Mahalia Jackson.
Enfin, de son agréable voix vibrée, Elza van den Heever fait connaître un chant sud-africain convoquant un sentiment plus actuel que jamais : la nostalgie. Isabel Leonard, elle, livre a cappella un émouvant “Somewhere” issu de West Side Story, prenant là comme un air de chant religieux. A noter enfin les prestations pré-enregistrées et séparément (sur une vraie scène cette-fois), du couple Yusif Eyvazov–Anna Netrebko, le premier en Rodolfo à l’expressivité pure portée par d’imposants moyens vocaux, la seconde venant conclure le gala d’une incontournable madeleine vocale interprétée avec toute la fibre russe et le raffinement requis : “Ne poy, krasavitsa, pri mne”, mélodie de Rachmaninov.
Que d’émotions fortes en outre lors des intermèdes orchestraux livrés par les musiciens et chœurs du Met, individuellement puis collectivement (grâce à ces habiles montages vidéos qui ont fleuri partout sur la toile depuis le début du confinement). Ainsi de ce “Va pensiero” au message plus expressif que jamais en ces temps troublés, ou encore de cet Intermezzo de Mascagni d’autant plus grave et solennel qu’il est dédié à la mémoire de Vincent Lionti, altiste de l’Orchestre du Met disparu à 60 ans des suites du coronavirus.
Riche gala en somme, ayant permis à Peter Gelb et Yannick Nézet-Séguin, directeurs général et musical du Met, de multiplier les appels aux dons afin d’aider l’opéra new-yorkais dans cette période de crise. Et si ce visio-concert, quoique réjouissant, peine logiquement à donner les frissons vocaux d’une vraie représentation d’opéra, il nourrit au moins une irrépressible envie de revoir tous ces artistes dans ce “chez eux” où ils s’expriment finalement le mieux : les scènes lyriques du monde entier.