Festival Printemps des Arts de Monte-Carlo : quelques notes sauvées
Entretien avec le Conseiller artistique du Festival Printemps des Arts, Marc Monnet, samedi 14 mars à 20h, Opéra Garnier de Monte Carlo :
À quel moment avez-vous appris la décision du Gouvernement de Monaco d’annuler le Festival Printemps des Arts, quelle fut votre réaction et aviez-vous anticipé cette décision ?
C’est assez simple. Nous l’avons appris à 17h le jour même [vendredi 13 mars 2020]. Je l’avais anticipé. Psychologiquement, je sentais venir la chose. Je voyais bien que cette psychose collective [concernant le coronavirus] ne pouvait que s’amplifier. Face à l’augmentation du nombre des infections et des morts chaque jour, je me suis dit que le phénomène ne pouvait que progresser. Je l’ai senti venir. J’étais préparé. J’ai aujourd’hui assez d’expérience pour pouvoir garder de la distance par rapport à l’émotivité. Il est vrai que cela me touche car cela concerne énormément de travail : trente jours de festival, c’est comme une saison ! Évidemment c’est frustrant qu’un travail aussi élaboré, d’un jour à l’autre, soit stoppé. C’est une chose qui n’a jamais existé et que personne parmi nous n’a jamais vécue. Beaucoup de collègues m’appellent : ils sont dans la même situation. À titre personnel, en tant que compositeur, une pièce que j’ai composée [Bosse, crâne rasé, nez crochu, pour deux pianos et ensemble avec électronique] devait être jouée à la Philharmonie de Paris par l’Ensemble Intercontemporain. Elle a été annulée à la même heure ! (rires) Les musiciens avaient répété toute la semaine. Nous sommes tous dans une galère énorme. Cette situation est totalement originale.
Comment comptez-vous gérer cette situation ?
Il y a plusieurs aspects dans une telle affaire. En premier lieu, l’aspect humain. Ce qui me navre le plus dans cette décision, ce n’est pas qu’elle nous touche, mais qu’elle touche le public et les artistes. Le public, parce que c’est lui le premier frustré. Il vient au concert par milliers. Il n’aura rien. Les artistes aussi. J’ai organisé un concert privé ce soir, parce que la pianiste Aline Piboule travaille depuis un an des œuvres qu’elle ne connaissait pas. Il est difficile de dire : « Tu as répété. Mais ce n’est pas la peine. Tout s’arrête là. » Nous allons faire une soirée privée. Aline est d’accord pour cette formule. Une quinzaine de personnes seront présentes. En second lieu, il y a l’aspect matériel. Nous allons en discuter avec le Gouvernement monégasque, qui finance le Festival. Nous allons avoir beaucoup de pertes : les vols, les hôtels, etc. Il est évident que les hôtels ne feront pas l’impasse sur 800 réservations. En outre, il n’y aura pas de recette de billetterie. Il y a donc un déficit immense. Pour ce qui concerne les contrats d’artistes, nous ne sommes pas obligés de les payer, de par la clause bien connue de Force majeure.
[article 1218 du Code civil : "Il y a force majeure en matière contractuelle lorsqu’un événement échappant au contrôle du débiteur, qui ne pouvait être raisonnablement prévu lors de la conclusion du contrat et dont les effets ne peuvent être évités par des mesures appropriées, empêche l’exécution de son obligation par le débiteur. Si l’empêchement est temporaire, l’exécution de l’obligation est suspendue à moins que le retard qui en résulterait ne justifie la résolution du contrat. Si l’empêchement est définitif, le contrat est résolu de plein droit et les parties sont libérées de leurs obligations dans les conditions prévues aux articles 1351 et 1351-1."]
Après, du point vue de la responsabilité, la question est de savoir jusqu’à quel point nous pouvons ne pas payer les artistes. Les artistes qui m’appellent voient tous leurs concerts annulés. Véronique Gens partait aux États-Unis lundi, mais les frontières ont été fermées : tous ses concerts américains sont perdus. Cet enchaînement est considérable. Un autre cas, moins visible, concerne nos 50 intermittents qui travaillent pendant le festival. Ce seront pour eux des pertes de cachets, la perte de droits pour être intermittents. Cette chaîne est terrible. Nous allons faire une étude, je pense qu’il faudra un mois pour y voir plus clair, en fonction de la position du Gouvernement. Ce que l’on fera après est de la spéculation. Un mini-festival au mois d’octobre ? Rien du tout ? Il faudra aussi tenir compte de l’évolution ou non de la situation. Nous travaillons un à deux ans à l’avance. Le programme 2021 est clos. Nous avons des orchestres pour 2022. Il n’est pas facile de reporter en 2021 les artistes prévus en 2020. D’autant que les artistes de cette année ne seront plus forcément libres. Nous sommes face à un cas de conscience humain et matériel. En ce moment précis, nous n’avons aucune réponse. Nous sommes au début de décisions qui peuvent durer des mois comme en Chine. Cela veut dire qu’au mois de juillet nous serons peut-être toujours dans la même situation.
D’un point de vue personnel, comment l’avez-vous vécu ? Êtes-vous dans un état de colère, de résignation ?
Je n'étais dans aucun de ces sentiments. J’étais face à la réalité. Il fallait gérer et tout de suite. Et nous n’avions pas à avoir un sentiment quelconque. Il fallait assurer que le public ne vienne pas, qu’il comprenne que nous n’étions pas responsables. Il y a des mails magnifiques. Je me demande si nous n’allons pas faire un book. Car nous avons un public de fidèles et une relation de confiance avec le public. J’ai toujours cultivé une telle relation. La preuve est que la formule « Voyage surprise », qui consiste à partir le dimanche après-midi sans que le public ne sache où il va, est l’une de nos meilleures ventes. Le public sait que le festival n’est pas dans la concession. Nous faisons entendre tout ce que l’on n’entend pas dans la région. Ainsi à l’orchestre, nous n’entendions jamais les Sibelius. Nous les avons montés. Les gens ne connaissaient pas Charles Ives. Nous sommes une minorité à le connaître. Ils l’ont découvert avec engouement. Nous avons une certaine rigueur dans la programmation et le public la met à notre crédit, développe une fidélité avec nous.
Ce soir, il y aura donc un concert privé. D'où vous est venue l’idée ?
Je me suis rendu compte que depuis des années, je n’avais pas programmé de musique française. Chose involontaire et assez curieuse. J’ai donc travaillé sur cette période qui coure de 1880 à 1920, que l’on connaît peu. J’ai écouté beaucoup de choses. Gallica [bibliothèque numérique en libre accès sur Internet, gérée par la Bibliothèque nationale de France] est une bénédiction. On y trouve des partitions invraisemblables et extraordinaires tel Le chant de la mer de Gustave Samazeuilh ou Clairs de Lune d’Abel Decaux, une partition sublime et unique. Certaines pièces sont d’avant-garde : celle de Decaux date de 1904. Nous allons découvrir aussi des styles de compositeurs dont nous ne soupçonnons pas qu’ils fussent possibles, à une époque donnée. J’aime bien faire correspondre des compositeurs de la même époque. Qu’écoutait le public à l’époque du Sacre du Printemps (1913) ? C’est très intéressant : vous comprenez alors pourquoi le Sacre a fait scandale. L’on voit bien les compositeurs qui étaient joués à l’époque. On comprend l’histoire et ses à-coups.
Dans ce contexte extra-ordinaire, extravagant la pianiste Aline Piboule présente donc le samedi 14 mars des pièces françaises totalement inconnues -devant une quinzaine d’invités, dont l'auteur de ces lignes pour Ôlyrix, autorisés à pénétrer dans la salle de l’Opéra Garnier de Monte-Carlo, totalement vide. Mais flambant de mille ors. Avec en son cœur un fier Bösendorfer attendant l’arrivée altière d’Aline Piboule, qui vient offrir l’Introït et aussi l’Ite missa est d’un non-festival en forme de Requiem. Premier et dernier concert du Festival 2020.
Heureusement, le contenu du concert sera disponible sur disque, dans la collection Printemps des Arts. Il sera ainsi possible au grand public d’entendre les pièces jouées dans la nef désolée du 14 mars, d'apprécier le travail réalisé par Marc Monnet pour débusquer des perles inconnues ou presque de la musique française entre 1880 et 1920. Après le brouillard (peu convaincu) des Sillages (1912) de Louis Aubert, le modernisme incisif et subtil de Pierre-Octave Ferroud se reconnaît dès le titre : Types (1924), qui recèle une écriture très virtuose et pleine de surprises. Le Chant de la mer (1919) de Gustave Samazeuilh prolonge les ambiances floutées post-wagnériennes avec des jeux rythmiques raffinés. La pianiste pénètre l’esprit de ces pièces, difficiles à rendre dans leur ensemble. Ce qui est particulièrement évident dans le dernier morceau que l’on doit à Abel Decaux, Clairs de lune (1907). C’est elle qui impose cette pièce, très sereine, comme spirituellement détachée, en résonance. Ces œuvres sont très françaises dans des styles historiquement ancrés, faisant la part belle à la narration et à la description. Les atmosphères d’Aubert et de Samazeuilh émanent du port, du rivage, de la mer, et même du cimetière. Quant à Ferroud, il croque les types sociaux du bourgeois, du businessman, du vieux-beau, alors que Decaux, qui possède quelques traces dodécaphoniques (usage des douze tons de la gamme) est plus sombre, sous la lune, où rôde la carcasse étique d’un chat. Sans être exceptionnelles, ces pièces portent haut l’art de ces compositeurs que l’Histoire n’a pas assez mis en lumière. Ils sont servis par la maîtrise, l’inspiration et la conviction d’Aline Piboule. Alors la poignée d'auditeur se met à rêver de ce qu’eût été le Festival dans son entier, et à souhaiter qu’il soit reconduit. Découvrir ces musiques extra-ordinaires ainsi qu’une pianiste de retour à Monaco ajoute encore à la fantasmagorie de ce « concert privé » salué par le chœur des critiques musicaux et quelques autres invités qui, pour finir, emplissent de leur « bravo ! » l’Arche dépeuplée, pensée par Garnier.