Déjanire, flamme herculéenne captée par Bru Zane
En octobre 2022, Déjanire ressuscitait en version concertante (notre compte-rendu) au sein de l’Auditorium Rainier III de Monte-Carlo, à quelques pas donc de l’Opéra Garnier qui vit en 1911 sa création dans sa forme opératique définitive (après une version en "tragédie lyrique" avec rôles déclamés aux arènes de Béziers à l'été 1898). Le présent enregistrement fut réalisé juste avant le concert et gomme quelque peu les éventuels désagréments du direct.
Œuvre puissante et assez austère, d’une durée limitée, Déjanire s’appuie sur un texte un rien ampoulé de Louis Gallet, mais somme toute efficace au plan dramatique. Ce destin de femme délaissée par son demi-dieu époux Hercule au profit d’une toute jeune fille, Iole, éprise d’un autre homme, Philoctète, n’échappe pas certes à la tradition. Sur cette thématique, Camille Saint-Saëns élabore une musique classique de forme, sinon déjà néo-classique, qui ne réfère pas comme ses autres compositions d’alors aux influences modernes. La puissance, la dignité du style ou la technique presque trop aguerrie en imposent tout au long des quatre actes qui constituent l’ouvrage. L’orchestration s’avère particulièrement riche et colorée, voire festive au dernier acte. Elle requiert des interprètes fort solides, tant au niveau de l’orchestre, du chœur que des solistes, pour lui rendre pleinement justice. Il paraît difficile pour autant d’extraire de la partition des airs détachés, sinon le ravissant message d’amour d’Hercule à Iole au cours de l’Acte IV, "Viens, ô toi dont le clair visage". C’est la continuité d’ensemble qui bouscule l’auditeur avec sa force expressive, ses vastes parties chorales et ses rebondissements comme la funeste scène finale voyant Hercule s’embraser sous la tunique ensanglantée du Centaure Nessos.
Si l’interprétation de Kate Aldrich avait suscité quelques réserves lors du concert, son legs au disque parvient mieux dans ce rôle-titre. La voix, malgré ses aspérités, reflète son total engagement. Elle ne ménage pas ses éclats de voix et l’expression de sa jalousie, avec certes un vibrato quelquefois un peu trop accentué et des accents un rien appuyés que sa voix de mezzo-soprano de caractère ne parvient pas toujours à canaliser.
Dans le rôle de la pure Iole, Anaïs Constans séduit par la séduction de son timbre, sa clarté et cette facilité sur toute la tessiture du rôle, jusqu’aux aigus purs et baignés de lumière. Le contraste entre les deux principales interprètes féminins s’avère ici particulièrement bienvenu.
Anna Dowsley dans le rôle de Phénice, confidente de Déjanire, fait valoir une voix de mezzo de caractère, aisée et baignée de graves profonds.
Avec ce rôle d’Hercule écrit pour une voix de ténor héroïque, Julien Dran semble vouloir pour partie réorienter sa carrière et aborder des personnages plus dramatiques et virils. La voix effectivement s’est élargie sans ternir la beauté de son timbre tout en se dotant d’une souplesse plus affirmée, d’une puissance expressive qui a mûri au fil des ans. Il assume avec une sorte de volupté nouvelle cette écriture vocale plus exigeante (parmi ses projets à la scène, il convient de souligner qu’il abordera le rôle ardu d’Arnold du Guillaume Tell de Rossini, dans le cadre certes à dimension humaine de l’Opéra de Lausanne, pour l’ouverture de la saison 2024/2025 aux côtés de Jean-Sébastien Bou dans le rôle-titre).
Le baryton Jérôme Boutillier ne fait qu’une bouchée savoureuse du rôle bien trop court de Philoctète, avec ce legato pleinement maîtrisé et cet investissement qui caractérise chacune de ses incarnations.
Le Chœur de l'Opéra de Monte-Carlo fait preuve d’une vaillance à toute épreuve et d’une musicalité qui n’occulte jamais le fond du propos. Sous la baguette de son chef Kazuki Yamada, l’Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo traduit à merveille les enjeux de cet ouvrage tardif, avec conviction et sans accentuer les caractéristiques qui pourraient le voir verser vers un versant plus pompier : Kazuki Yamada porte une attention particulière à la cohérence d’ensemble et aux enjeux portés par la musique de Camille Saint-Saëns.
Comme à son habitude, le Palazzetto Bru Zane apporte un soin tout particulier à la publication en forme de livre-disque de cette Déjanire qui vient s’inscrire dans le cadre de la précieuse collection Opéra Français, avec des textes de présentations et d’analyses à la fois savants et accessibles à tous. La collaboration fructueuse du Palazzetto Bru Zane, de l’Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo et de Kazuki Yamada va heureusement se poursuivre en octobre prochain avec la résurrection d’un autre ouvrage imposant du compositeur, L’Ancêtre, drame lyrique en trois actes sur un livret de Lucien Augé de Lassus et créé en 1906, lui aussi comme Déjanire à l’Opéra de Monte-Carlo. Le concert et l'enregistrement réuniront Jennifer Holloway (Nunciata), Gaëlle Arquez (Vanina), Hélène Carpentier (Margarita), Julien Henric (Tébaldo), Michael Arivony (Raphaël), Matthieu Lécroart (Bursica) et le Chœur Philharmonique de Tokyo.