Manon à Bastille, Sphinx et Sirène égyptienne
Après le Soir de première pour la deuxième de Manon à Bastille, cette seconde représentation effectivement donnée à l'Opéra de Paris inaugure la seconde distribution, pourtant il ne devait pas du tout en être ainsi. Ce sont les conséquences de la série d'incidents ayant marqué cette production et cette institution ces derniers temps : la première distribution aurait dû être déjà donnée deux fois, mais la grève annula la première du 29 février, et plus tôt encore cette seconde distribution devait être dévoilée aux moins de 28 ans mais cette avant-première fut annulée (comme à chaque fois, quelques heures avant le lever de rideau) cette fois pour des "raisons techniques" (que l'Opéra de Paris n'a pas souhaité préciser). Finalement le spectacle peut avoir lieu, après le désormais traditionnel discours de grève enregistré, comme d'habitude couvert entre applaudissements et huées. Mais le discours est cette fois prolongé dans la salle par les interjections de deux spectateurs : "Macron démission" qui répond à "Macron tiens bon".
"Manon tiens bon" semble surtout se dire silencieusement l'assistance, plongeant dans ce drame porté par une chanteuse qui elle-même n'était pas prévue initialement au programme. En effet, Sofia Fomina s'étant retirée de la production pour raisons personnelles, c'est Amina Edris que le public acclamera ce soir. Au registre des circonstances incroyables dans ce petit monde de l'opéra, notons qu'Amina Edris brillait déjà en France, l'année dernière, également dans le Cast B d'une Manon très en vue, alternant à Bordeaux avec Nadine Sierra qui chantait avec nul autre que Benjamin Bernheim (présent dans le Cast A de la Manon parisienne). En outre, ce soir même de Manon B à Bastille, Nadine Sierra revenait à Bordeaux, pour y chanter Juliette, avec Pene Pati... qui n'est autre que le Roméo d'Amina Edris à la ville !
Manon, Sphinx étonnant, véritable sirène!"
Si Manon est "encore tout étourdie, tout engourdie de ce premier voyage", son interprète Amina Edris s'affirme d'emblée à Paris, offrant une articulation exquise dans le français de Philippe Gille et Henri Meilhac (librettistes de cet opus) comme dans le phrasé musical de Massenet, y compris dans les passages les plus exigeants, qui trouvent un ample soutien. La voix s'élève ainsi, toujours riche et construite vers les aigus. Elle y rit par des ornements renforçant la candide jeunesse de ce personnage (qui venait d'avoir 16 ans). L'interprète déploie même ensuite des aigus et suraigus fruités, toujours nourris. Elle ne perd en volume qu'au dernier acte, nettement certes, mais pas assez pour faire oublier le reste de la soirée : "Bravo Manon" entonne le chœur, puis le public aux saluts.
Stephen Costello chantant son Chevalier des Grieux appuie sur toute sa tessiture de manière homogène mais peu projetée. La nervosité initiale sied d'abord à ce jeune homme intimidé lorsqu'il découvre Manon, mais l'interprète peine à s'en départir, l'aigu notamment restant tendu. Mais la voix de Manon, "zéphyr parfumé qui passe, caresse" la voix de son ténor adoucissant ensuite le timbre. Il retrouve alors du volume, gagnant en projection mais aussi beaucoup en métal.
Après une première prestation généreuse jusqu'à être alourdie ("À quoi bon l'économie" chante certes son personnage Lescaut), Ludovic Tézier compense pour cette seconde prestation en affichant une grande retenue : dans le jeu (comme à son habitude en mettant constamment les mains dans ses poches) mais aussi vocalement, à ceci près que même la retenue vocale d'un tel baryton inonde la Bastille de sons riches et amples, de cuir et de cuivre. Bien davantage figure paternelle que cousin de Manon (mais son personnage chante certes "Je suis le redresseur"), le souffle naturellement ample n'a nul besoin de prolonger sa longueur pour déployer les couleurs chaudes d'un phrasé toujours ferme et souple.
Le trio des demoiselles (à commencer par Madame Tézier à la ville) est également dans la retenue, mais de fait peu audible. La Poussette de Cassandre Berthon roule toutefois ses phrasés sans cahots, Alix Le Saux adoucit sa Javotte et Jeanne Ireland offre à Rosette un phrasé piquant.
Roberto Tagliavini campe le Comte des Grieux dans l'attitude comme dans la voix, par sa noblesse de ligne, son articulation et son phrasé élégant. Rodolphe Briand tout en projetant sa voix d'intenses accents et élans sonores, rend pourtant la bonhomie du personnage Guillot de Morfontaine. Pierre Doyen est un Brétigny plus arrondi (moins audible). L'hôtelier Philippe Rouillon sert à l'auditoire une voix chaude et riche, appétissante et dodue comme le pâté de canard qu'il vante. Enfin les deux gardes articulent au pas, Julien Joguet marquant le rythme, Laurent Laberdesque le phrasé.
Le maestro Dan Ettinger dirige par des gestes immenses mais pourtant maîtrisés et clairs pour chaque pupitre (au point que l'ensemble des musiciens se lèvera pour l'applaudir aux saluts). Piquant des têtes dans la fosse comme depuis un plongeoir dans le grand bain orchestral, il obtient de grands élans romantiques mais que les instrumentistes font surgir et coupent (au lieu de les nourrir et faire expirer). Les bois demeurent assez aigrelets (seyant certes aux passages les plus martiaux, comme les roulements de timbales). Le chef expire puissamment dans les grands accents, comme pour renforcer le souffle des cuivres en délicatesse avec la justesse sur la plupart de leurs attaques et certaines tenues. Sa baguette endurante guide et nourrit même les phrasés et le volume des chanteurs (compensant ainsi les grandes exigences qu'il leur demande pour pouvoir percer un tel volume orchestral).
Le chœur, pourtant impeccablement dirigé lui aussi, rate le train rythmique dès sa première scène située dans une gare. L'ensemble de la phalange, peu accentué, et les pupitres masculins manquant notamment de précision dans le phrasé ajoutent au flou général.
La mise en scène prend le parti-pris de transposer l'action dans les Années Folles, Manon imitant Joséphine Baker puis Lily Marlène, rappelant ainsi combien la femme dut et doit encore lutter pour son indépendance, en 1731 (année de parution du roman-mémoires L'Histoire du Chevalier des Grieux et de Manon Lescaut, par l'abbé Prévost), en 1884 (création de cet opéra), dans les années 1920 comme de nos jours.
Les costumes de Clémence Pernoud ajoutent par leur richesse et diversité à la confusion des styles et des époques, alternant couleurs sombres et tenues chamarrées (dans un effet éblouissant applaudi par le public), déshabillés osés et duo entre fourrure et soutane. Les lourds décors de simili-marbre, la ferronnerie noire et le verre opaque en imposent sur le plateau autant qu'ils l'alourdissent et l'encognent. Deux longs entractes et deux longs intermèdes sont ainsi nécessaires aux bruyants changements de plateaux, ces derniers étant certes occupés par des chorégraphies inspirées de Joséphine Baker et une bande-son diffusée de cette "Vénus Noir" chantant C'est Lui (comme le ferait Manon à ses deux amours, son Chevalier et Paris).
Ces décors (Aurélie Maestre), ne représentant pas les lieux du livret, sont une fusion entre le Musée du Louvre et d'Orsay (à la fois une gare Arts déco et un lieu de soirées privées avec la Vénus de Milo, puis des tableaux modernes), mais également une Église avec deux tableaux classiques donnant sur le vide, tableaux finalement remplacés par des portraits de fous grattés à l'ongle à même le béton (l'encens de Saint-Sulpice devenant la fumée de canons).
"Mais dans le livret, elle ne meurt pas d'amour ou d'une maladie ?" Ainsi s'interrogent audiblement les spectateurs jeunes (certes nombreux ce soir) mais aussi moins jeunes ne connaissant pas cet opéra, pour savoir si Manon est en effet censée mourir fusillée comme dans cette mise en scène. Les autres spectateurs se demandent pourquoi.
N'est-ce plus Manon ?